Suite de notre chronique « 1940, année de ruptures, de tragédies et de résistances pour la Marine française » avec l’aide du livre de Luc-André Lenoir « Résister sur les mers »
A la mi-juin 40, l’essentiel de la flotte française « a pris le large, principalement vers l’Afrique du Nord, le Levant, l’Extrême Orient, les Antilles, et surtout la Grande Bretagne… Le pays allié recueille un dixième des bâtiments français, et un septième de sa marine marchande. C’est donc de l’autre côté de la Manche que cette flotte assiste, immobile, à la chute de la patrie les jours suivants. Malgré l’appel du 17 juin du Maréchal Pétain, où il demande de « cesser le combat », Darlan, qui a également rejoint le gouvernement en tant que ministre de la Marine, ordonne de continuer les opérations « avec la plus farouche énergie ». Mais quelles opérations ? Il prend même toutes les précautions pour communiquer ses ordres de façon sûre en cas d’ingérence :
« Quelle que soit l’évolution de la situation, la marine pour être certaine qu’en aucun cas la Flotte ne sera livrée intacte -stop – tous ordres à ce sujet seront authentifiés par signature Xavier 377 sans laquelle ils seraient nuls »
Quelques jours plus tard, le 22 juin, ce qui est a été annoncé se concrétise : l’armistice est annoncé aux différents groupes navals. Darlan envoie un nouveau télégramme à la flotte, lui demandant de constituer sur chaque bâtiment une équipe préparée à détruire l’armement et saborder. Les réponses des amiraux en mission sont des réactions d’incompréhension : pleinement conscients de l’impératif de ne pas risquer la flotte, ils sont stupéfaits que l’on abandonne la lutte et que l’on se prépare à saborder sans avoir recherché l’ennemi. Ainsi, le contre-amiral de Carpentier, qui a organisé l’évacuation de l’or de la Banque de France vers les Antilles réagit par un message clair :
« Je demande instamment :
Ne conclure aucun armistice car sera violé dès que les intérêts allemands l’exigeront.
Faire maximum moyens de combattre dans territoires extérieurs
Seul salut est dans union totale France-Angleterre et continuer lutte pays empire dont aucune partie ne doit être cédée »En Extrême Orient, le vice-amiral Decoux insiste sur la solution de lutte « en liaison étroite avec la Grande Bretagne », l’Indochine étant condamnée à l’asphyxie si l’Angleterre retire son appui ». Au Sud, l’amiral Esteva « ne comprend pas que sans avoir livré bataille, l’Italie puisse obtenir des avantages considérables et que nous soyons amenés à penser que nos bâtiments seront éventuellement détruits sans avoir pu rencontrer un ennemi qui se dérobe. » La Marine paraît unanime : la proposition allemande de neutralisation de la flotte est une « illusion dangereuse » et le combat peut se poursuivre depuis l’empire. Darlan, arguant d’un manque de recul des amiraux depuis leur position géographique éloignée, va alors jouer son avenir et faire rentrer la force navale dans la voie de la collaboration à ce moment précis. Il fait envoyer une série de télégrammes pour reprendre l’autorité et persuader la Marine que la Grande Bretagne veut s’approprier la flotte et les colonies :
« Une violente campagne est déclenchée par radio et même par des agents consulaires étrangers pour créer la confusion et amener la désunion des français…Le gouvernement britannique paraît être l’instigateur de cette campagne qui, si elle réussissait, aurait pour résultat de mettre les colonies et la Flotte française entre les mains du gouvernement pour la défense de ses seuls intérêts…Notre flotte, elle restera française ou périra. »
Le 24 juin les conditions d’armistice sont jugées acceptables.L’article 8 du texte proclame la neutralité de la flotte française. Il précise que, bien que démobilisée et désarmée, elle sera sous le contrôle des forces d’occupation allemandes. Darlan insiste sur la discipline, explique que le peuple et l’armée ne sont plus en état de combattre, et qu’il faut rester unis pour redresser le pays, posant les principes du discours de la révolution nationale. Le commandant de la Marine française fait donc un choix très libre, malgré l’instinct de ses subordonnés. Un choix qui tient essentiellement à une ambition : Darlan est passé à une carrière politique, ce que sa personnalité laissait éminemment supposer. Le Général Catroux le décrit ainsi :
« C’était avec de dons certains, avec un esprit solide et clair, avec d’indéniables qualités d’organisateur, une sorte de condottiere dévoré d’ambition. C’était, à n’en pas douter, une compétence dans sa spécialité, un vigoureux homme de mer, en même temps qu’un véritable chef d’état major général, capable – il l’avait montré- de concevoir, de construire et d’employer une force navale de haute qualité. Seulement, dans sa pensée et dans ses intentions, cette Marine lui appartenait; il y devait commander en maître; elle devait être pour son propre usage un instrument de puissance. »
Le général, gouverneur général en Indochine au moment de l’armistice, évoque aussi un passage des mémoires de Churchill, particulièrement significatif sur le marin :
« Quelle vanité dans les calculs de l’égoïsme humain ! Il y eut rarement un exemple plus probant. L’amiral Darlan n’avait qu’à monter bord de n’importe lequel de ses navires et gagner n’importe lequel de ses navires et gagner n’importe quel port hors de France pour devenir le maître de tous les intérêts français hors d’atteinte des Allemands. Il ne serait pas arrivé, comme le Général de Gaulle, avec seulement une âme indomptable et quelques compagnons… Rien n’aurait pu l’empêcher de devenir le Libérateur de la France. La gloire et la puissance qu’il désirait si ardemment étaient à portée de main. »