Le directeur de la Corderie Royale Centre International de la mer, Emmanuel de Fontainieu, auteur de » L’Hermione : de Rochefort à la gloire américaine » aux Editions de Monza, a lu pour nous l’album de BD de Frank Bonnet, paru chez Glenat en janvier 2020.
TITRE : USS CONSTITUTION Livre 1 – La justice à terre est souvent pire qu’en mer
AUTEUR : Franck BONNET
EDITEUR : Glénat – Janvier 2020
Quelle belle idée de consacrer une nouvelle série maritime (trois albums sont annoncés) à la première guerre navale de la marine étatsunienne !
La période est peu connue : nous sommes en 1803, vingt-sept ans après l’indépendance des Treize Colonies. Pour protéger leur commerce en Méditerranée (alors que la protection anglaise ne leur est plus acquise), les Américains ont mis en chantier une nouvelle classe de frégates, exceptionnelles, dont le fameux USS CONSTITUTION (dans la vraie vie, le plus vieux navire de guerre toujours à flot, visitable à Boston). Sous les ordres du commodore Preble, la mission du CONSTITUTION est de contrer les menées barbaresques qui troublent le commerce en Méditerranée à partir de ces nids de pirates que sont depuis longtemps Alger, Tunis et Tripoli, terrorisant les marchands et rançonnant les équipages…
D’abord un coup de chapeau à l’exactitude historique de cette saga (fort bien documentée) et à la précision du crayon de l’auteur : les paysages, portraits de navires, tableaux de combats et scènes de vie à bord sont magnifiques. Rien ne manque ! On sent une grande maîtrise de la question maritime (jusqu’au vocabulaire), l’érudition d’un modéliste naval doublée d’une grande virtuosité dans le dessin au trait et un talent certain pour projeter de l’embrun dans les arrêts sur image. Cet album excelle à dépeindre la vie des entreponts et les physionomies, appuyé par une palette de coloris sombres, diablement efficace. On apprendra beaucoup sur la vie des équipages de ce temps, le service du canon, la vigilance d’un navire de guerre à la mer. Un petit regret cependant, rien n’est dit (encore) sur la caractéristique majeure de ce navire, premier personnage de l’album : la résistance inhabituelle de sa muraille aux boulets adverses, qui s’explique notamment par la densité du chêne Live Oak provenant de la côte est américaine. Plus tard peut-être ?
La force du livre est surtout dans l’image : Bonnet donne sa pleine mesure par le dessin plutôt que par les textes. Ses planches en disent souvent bien plus que la composante dialoguée du récit, toujours un peu en arrière de la main. Ainsi l’implicite visuel prédomine dans la scène du marché aux esclaves de Tanger, où le jeune aspirant (héros de l’album) reste sans voix en découvrant des femmes captives mises en vente en pleine rue ; un peu plus loin on ne nous dit pas trop ce que devient un équipage de prise envoyé sur un chébec en feu, tout s’explique dans l’image…
Voici quelques années, Franck Bonnet avait cosigné avec Marc Bourgne les 12 tomes de la série très réussie Les pirates de Barataria, inspirée par l’histoire du pirate français Jean Laffite. Bonnet repart seul cette fois, en auteur complet (scénario et dessins), porté par une veine maritime et une trame qui n’est pas sans rappeler Les passagers du vent du grand François Bourgeon.
L’histoire est centrée sur la vie d’un aspirant de 16 ans embarqué sur le Constitution, Pierre-Mary Corbières, un peu trop doué, un peu trop seul, un peu trop sage… Jusque-là pourtant, la vie n’a pas souri à ce personnage. Son bref parcours est constellé de drames : perte du père, de la mère, de tout appui familial en somme. Son isolement et sa pureté juvénile inquiètent dans le monde brutal d’un navire de guerre. L’horizon s’obscurcit encore lorsqu’on sent poindre à proximité la menace d’un ennemi venu de l’enfance. Comme au cœur de toute fiction romanesque bien ficelée, il y a un secret, un double et lourd secret.
On jugera peut-être un peu systématique le recours au flash-back « rêvé » pour faire émerger la trajectoire passée du protagoniste et lui donner, via le hors-champ du sommeil, une certaine épaisseur biographique. Mais il s’agit d’un premier tome. Et la loi du genre est de camper le décor, de distribuer les rôles une fois pour toutes entre bons et méchants, amis et ennemis, surgis du passé ou de la vie présente.
Saluons donc la naissance particulièrement prometteuse d’une nouvelle série maritime. C’est assez rare par les temps qui courent ! On attend le Livre 2 avec impatience…
Emmanuel de Fontainieu
16 juin 2020