Le commentaire d’Alain Frachon, éditorialiste au Monde, auteur avec Alain Vernet de « La Chine contre l’Amérique » chez Grasset.
« On ne fera pas le reproche au Pentagone de sous estimer l’adversaire. Après tout, le budget de la maison en dépend. Dans l’appréciation des forces concurrentes, les Etats-Unis ont en général plutôt tendance à la surestimation. C’est de bonne guerre, dira-t-on. Mais même en tenant compte de ce tropisme au grossissement de la menace, le rapport que le ministère de la défense américain a soumis en septembre au Congrès contient cet élément-clé : pour la première fois, la marine de guerre chinoise dépasse celle des Etats-Unis. Présentation comptable : 350 bâtiments côté chinois, contre 293 côté américain. La flotte de combat de l’Empire du Milieu est la première du monde.
C’est une date, un marqueur de l’époque. Comme 1910 l’avait été lorsque la flotte de l’empereur Guillaume II d’Allemagne, un militariste impulsif, avait surclassé celle de la Grande Bretagne, laquelle était alors la première puissance mondiale. S’interrogeant sur le mystère du déclenchement de la Grande Guerre (1914-1918), nombre d’historiens voient aujourd’hui dans l’avènement de la prépondérance maritime de l’Allemagne l’une des causes structurelles du conflit qui allait suivre. La puissance établie – Londres – ne pouvait longtemps coexister en paix avec la puissance montante – Berlin.
Alors « Rule China » comme on disait « Rule Britannia » du temps où la Royal Navy dominait les mers ? Pas si vite, disent les experts en affaires maritimes. La force d’une marine de guerre ne se juge pas à la seule aune du nombre de ses navires. Comptent aussi la qualité, le tonnage, l’expérience, celle du feu, notamment ; l’entrainement ; les capacités portuaires, l’accompagnement logistique ; la protection aérienne – bref, tout ce qui permet la projection d’une force d’un point à l’autre du globe et assure son éventuelle aptitude au combat. Autant de critères qui autorisent à nuancer le propos du Pentagone : l’US Navy n’est pas forcément surclassée.
Faisons les comptes. La Chine peut tabler sur 130 gros bâtiments de surface, dit le rapport. Elle alignera bientôt trois porte-avions (11 unités pour les Etats-Unis), nombre de vaisseaux d’assaut amphibie (qui inquiètent particulièrement Taïwan), 65 à 70 sous marins. La Chine s’appuie sur une capacité en matière de chantiers navals qui est sans doute la première au monde. Elle dispose aussi d’une industrie d’armements de grande classe à laquelle sa marine doit d’être équipée en missiles dernier cri. L’ambition affichée de Pékin est de s’assurer une domination sans pareille dans le Pacifique occidental – elle revendique en ces eaux une souveraineté territoriale absolue, mais que lui contestent la plupart de ses voisins.
La Chine accroît d’année en année le nombre de facilités portuaires sur lesquelles elle peut compter, dans le Pacifique bien sûr, mais aussi dans l’océan indien et en méditerranée. Cette toile de points d’appui est en progression constante, mais elle est loin de rivaliser avec la densité et l’universalité du réseau des alliances militaires des Etats-Unis.
Pékin a la première marine du monde, assurément, pas forcément – ou pas encore – la plus puissante. Mais la Chine a le sens du temps long. Sur terre et en mer. »
Alain Frachon