Arte a rediffusé, le 17 janvier dernier, « Master and Commander, de l’autre côté du monde ».
Un témoignage d’exception sur la vie à bord des navires de guerre du 19 ème siècle, librement adapté de l’œuvre du romancier britannique Patrick O’Brian.
Le film fait irrésistiblement penser à l’Hermione et ce n’est pas tout à fait un hasard…
Il met aussi en exergue le rôle du chirurgien à bord d’un navire de guerre du 19 ème siècle.
Le chirurgien du bord, Stephen Mathurin, interprété par Paul Bettany, est aux côtés du capitaine du navire, Jack Aubrey, joué par Russel Crowe, l’un des héros du film.
Le regard d’Anne Bolloré sur le chirurgien de marine de Master and Commander
Anne Bolloré, descendante de Jean-René Bolloré, chirurgien de marine au milieu du 19 ème siècle, va prochainement publier chez Locus Solus un récit romancé à partir du journal tenu par son lointain parent à bord de l’Alcmène, une corvette de 32 canons et de 240 hommes d’équipage au cours d’une campagne de quarante mois engagée en janvier 1843 à destination de la Chine.
Elle livre ici, en exclusivité, son regard personnel sur Stephen Maturin.
« Le premier combat entre le HMS Surprise et l’Achéron fait rage. Dans l’entrepont, Stephen Maturin, chirurgien de la frégate anglaise passe d’une opération à l’autre.
Pour endiguer les hémorragies, pour limiter la douleur (pas d’anesthésie, l’éther ne sera employé qu’à partir de 1846), les interventions se doivent d’être rapides. Des lampes à huile se balancent aux poutres, diffusant un peu de lumière qui fait briller les lames des bistouris, scalpels, cathéters, ciseaux, tire-balles, spéculums, scies à amputation, couteaux, vilebrequins et trépans, aiguilles et pinces …
Le souffle des 27 canons de La Surprise et le choc des boulets ennemis, font osciller la table d’opération. Le sang s’écoule sur le plancher. On entend chaque craquement de la corvette, et, plus distants, la canonnade, les ordres répétés par l’équipage. Les charpentiers étoupent les membrures pour pallier à la voie d’eau causée par le tir du Français. Sur le pont supérieur, Jack Aubrey, dans un de ses premiers commandements[1], dirige le combat contre le corsaire français ; matelots et troupes de marine s’affairent. Plus tard le parallèle entre l’amputation du jeune Lord Blakeney et la restauration de la figure de proue est frappant.
Manœuvres, canonnades, travaux d’urgence et chirurgie progressent comme dans une partition parfaitement réglée, une de ces œuvres de Corelli ou de Boccherini qui ont rapproché nos deux gentlemen, instrumentistes à leurs heures[2]. Régulièrement, leur duo de violoncelle et de violon scande l’action, et lorsque Aubrey doit faire un choix entre aborder enfin l’Achéron et donner à Stephen, malencontreusement blessé par le capitaine des gardes de marine, les conditions de guérir, c’est la vue du violoncelle du chirurgien qui lui rappelle leur amitié.
Stephen Maturin s’inscrit dans la lignée des médecins désabusés, sceptiques, passionnés inaugurée dans la littérature britannique par le Gulliver de Swift, illustrée par le Docteur Watson ou les héros de Cronin. Il se meut dans les guerres napoléoniennes, époque creuset de la littérature d’aventure anglaise Si, à l’issue du premier combat, Aubrey interroge « Quelle est la note du boucher ? »[3] l’officier de santé n’est plus ce simple barbier, habile de ses mains, et sachant lire, caricaturé dans les récits de pirates. Le statut d’officier lui a été reconnu, il compte parmi les gentlemen qui dinent avec leur commandant.
Le premier hôpital maritime du monde a été inauguré à Plymouth en 1765, mais, la Grande Bretagne privilégiant la guerre sur les océans (guerre de Sept ans, guerre d’indépendance des Etats Unis, guerres de la Révolution et guerres napoléoniennes, guerre d’indépendance grecque, guerres de l’Opium, guerre de Crimée …), il lui faut beaucoup de chirurgiens, un bon millier, à tout moment de la première moitié du XIX° siècle. Une liste de 1814 recense 15 médecins chefs (à la tête d’un hôpital[4] ou d’une administration), 840 chirurgiens, et 600 assistants chirurgiens. On recrute souvent comme on peut, parfois à l’occasion d’une rencontre, diplômés ou non d’une école de médecine, ainsi Maturin a été élève du Trinity College de Dublin.
On leur demande d’être, tout à la fois, médecins, pharmaciens et chirurgiens. Tous ne sont pas faits pour affronter les océans, ou pour vivre sur un bâtiment où se côtoient deux cultures, le gaillard d’avant et le gaillard d’arrière (ou carré des officiers), tout aussi masculines, et tout aussi codées l’une que l’autre, et dont seul le respect à la lettre permet de se supporter dans un espace clos. Trop conscients de leurs responsabilités pour déserter, les chirurgiens découragés recourent parfois à l’alcool, aux drogues -dont l’accès leur est facile- ou au suicide, qui n’est pas l’apanage de Monsieur Hollom.
Avec le XIX° siècle, leur reconnaissance comme médecins de plein exercice et comme scientifiques progresse cependant.
Un vrai médecin, pas un simple chirurgien ! Ainsi s’enthousiasment les hommes d’équipage, qui, peu à peu, font une place aux hommes de science dans leur imaginaire, juste à côté des vieilles superstitions Sous les regards admiratifs des matelots. Stephen Maturin trépane un vieux marin, sur l’embelle du navire. La prévention et l’hygiène deviennent une préoccupation.
The Naval Officer’s Manual, for Every Grade in Her Majesty’s Ships, petit chef d’œuvre de litote, conseille aux chirurgiens d’abandonner la traditionnelle présentation des malades au Commandant, voyant en elle une habitude que l’on honore mieux par son omission que par son respect. Elle repose certainement sur de bonnes intentions, mais les bonnes intentions ne sont pas toujours suivies de bons effets. Les malades ont besoin de repos, et la sympathie, malgré les apparences, ne peut pas compenser le désagrément d’une interruption et ses conséquences. Le manuel rappelle que le chirurgien de bord se doit de faire admettre aux malades que la substitution du vin aux autres alcools ne doit pas être considérée comme une pénalité, mais, que, au contraire cette boisson moins alcoolisée est prescrite pour accélérer, au lieu de retarder le retour à la santé.
L’esprit de l’Encyclopédie a pénétré une grande partie des élites, la lutte pour le contrôle des océans n’est pas seulement belliqueuse. Grande-Bretagne et France escomptent découvrir de nouveaux territoires, ou engager des relations avec ceux qui leur étaient fermés, et en retirer, outre des bénéfices économiques, militaires et scientifiques, la gloire de remplir les vides subsistant sur les mappemondes.
En moins d’un siècle, se succèdent les grandes expéditions de Bougainville (1766 -1767), et de James Cook (entre 1768 et 1779), la circumnavigation de Lapérouse de 1785 à 1788, les expéditions de Dumont d’Urville (1826 et 1837-1839).
En France, la lettre de mission de Lapérouse est accompagnée d’instructions des plus grands savants, l’incitant à observer et décrire les sociétés en faisant abstraction de sa propre société et de ses préjugés, à constituer un catalogue raisonné des connaissances en se fondant sur la distinction entre le vrai et le faux, entre la science et le légendaire. Dans chacune de ces expéditions, on embarque des géographes, des hydrographes, des physiciens, des astronomies, des minéralogistes, des botanistes, des météorologues …
Sur les autres bâtiments, le chirurgien est le scientifique du bord. Il étudie la faune et la flore, la dessine, ramène des spécimens dont on étudiera l’utilité et dont on testera la compatibilité avec le climat européen dans les jardins d’acclimatation.
Le Grand Océan (le Pacifique) est le nec plus ultra des explorateurs. L’escale aux Galapagos illustre ce paradis rousseauiste. Maturin convalescent, protégé du soleil par un pardessus de cashmere délavé et un vieux chapeau de paille, Blakeney et Killick progressent, armés de filets à papillons, bardés de cages à insectes et à oiseaux, tels des enfants faisant l’école buissonnière, ou le Papageno de la Flute Enchantée. S’ils doivent abandonner les spécimens qu’ils ont recueilli, ils anticipent l’escale, trente ans plus tard, du jeune Darwin.
Dans l’ensemble, les scénaristes ont parfaitement rendu le profil d’un médecin des Lumières. Peter Weir, également réalisateur et coproducteur, s’est adjoint la collaboration de John Collee, médecin lui-même, fils d’un Professeur à l’université de médecine d’Edinbourg, ancien urgentiste sur les théâtres de catastrophes.
Bien sûr, le personnage de Maturin, que O’Brian développe dans les 20 volumes de la saga, a été simplifié pour les besoins du scénario. Les seules allusions aux missions d’espionnage de Stephen pourraient passer inaperçues. Il a fallu simplifier l’exploration de ces ténèbres humaines que les hommes de bonne compagnie tentent de tenir à la marge. Les contraintes du film ne laissent de temps que pour évoquer les conflits entre la curiosité du savant et le goût du combat, le relativisme des Lumières et les certitudes patriotiques d’Aubrey.
Stephen Maturin est tout ce que Jack Aubrey n’est pas : d’origine étrangère, à la fois catalan et irlandais, catholique et enfant illégitime ; angoissé, vivant des amours malheureuses avec des femmes insaisissables, alors que Jack déborde d’énergie, a une bonne santé, un bon appétit, un bon sommeil, et le goût des jolies femmes. Sous dépendances toxiques ; peu soucieux de son apparence. Entomologiste, ornithologiste, il incarne l’esprit encyclopédique qui ne met plus Dieu au centre de la Création.
Le relativisme, qui l’amène à s’interroger sur l’évolution et sur l’origine des espèces, trouve sa source dans de sa sympathie pour les mouvements révolutionnaires français et irlandais (O’Brian lui attribue comme parrain un des plus importants membres des United Irishmen). On imagine les dilemmes que, en tant qu’agent de Sa Majesté, et ami du très légitimiste Jack Aubrey, il doit affronter. Avec cela, il est d’un grand courage (voir la scène d’auto-opération) et excellent duelliste.
Jack Aubrey et Stephen Maturin forment un duo d’amis selon une formule qui remonte à Achille et Patrocle, et se poursuit avec Sherlock Holmes et le Docteur Watson. Procédé souvent employé par les auteurs qui situent leur fiction dans un milieu clos au langage particulier, notamment pour donner indirectement des éléments de savoir au lecteur. Le lecteur et le spectateur se réjouissent donc que Maturin ait du mal à retenir le sens des termes de marine, et l’utilité de chaque élément d’un gréement. Plus profondément, l’amitié solide et délicate qui lie le commandant et le chirurgien, leur permet de pressentir les hésitations et les doutes de leur camarade. O’Brian, puis le réalisateur du film évitent ainsi que les héros ne sombrent dans la caricature.
Dans la dernière scène du film Master and Commander, lorsque le capitaine de l’Achéron veut se faire passer pour mort, il se présente à Aubrey comme le chirurgien de son bord. C’est Maturin qui apprendra à son ami que le Docteur Fleury est mort depuis plusieurs semaines. Parallèle au statut d’espion de Maturin, ou clin d’œil à la biographie et à la patrie que Patrick O’Brian, né Richard Patrick Russ, s’est inventées de toutes pièces ?
Anne Bolloré, le 25 janvier 2021
- [1] Master and commander est, approximativement, l’équivalent d’un lieutenant de corvette, un officier qui n’a pas encore atteint le grade de capitaine, mais auquel on a confié le commandement d’un bâtiment, en l’occurrence la Surprise ,une petite – presque une corvette – et déjà ancienne frégate)
- [2] Le montage son de Master and Commander (Richard King) est phénoménal, valant au film un de ses deux Oscars (avec la photographie de Russell Boyd)
- [3] 9 morts, 27 blessés
- [4] La Navy regroupe les soins à terre ou sur un bateau dédié, lorsque plusieurs bâtiments participent à une campagne
Master and Commander et … l’Hermione ! Extrait de « Petite Ballade littéraire autour de l’Hermione ».
« Quatre navires de la Royal Navy ont porté le nom d’HMS Hermione…
Le premier HMS Hermione, un vaisseau britannique de 1782, aurait pu croiser notre Hermione, celle de La Fayette. Le hasard des combats ne l’a pas voulu.
Ce navire est pourtant entré dans l’Histoire d’une autre manière et nous l’avons bizarrement retrouvé sur notre route, il y a quelques années.
En 2003, nous sommes à peine à mi-parcours du chantier de l’Hermione. Soudain, c’est le choc “Master and Commander” : grâce au cinéma, une immersion totale, quasi documentaire, sur la vie à bord d’un navire de guerre à l’époque de l’Hermione. Nous en avions rêvé, Peter Weir l’a fait !
J’ai appris bien des années plus tard par John Baxter, écrivain australien, auteur de l’e-book “Lafayette is here”, et ami de Peter Weir, que celui-ci, mal renseigné, voulait tourner son film à bord de l’Hermione…
Le titre complet du film, “Master and Commander : de l’autre côté du monde” fait référence au dixième volet des aventures de Jack Aubrey et Stephen Maturin, les héros de la saga maritime culte du romancier britannique Patrick O’Brian, librement adaptée par le réalisateur australien.
Le scénario substitue à l’épisode historique de la poursuite de l’Essex de la marine américaine parla Phoebe de la marine britannique lors de la guerre anglo-américaine de 1812, la poursuite par un vaisseau anglais, le HMS Surprise, d’un navire français,l’Acheron pendant les guerres napoléoniennes.
En me replongeant du coup dans le roman de Patrick O’Brian, j’ai à la toute fin du livre retrouvé…l’Hermione ! L’Hermione anglaise de 1782 qui a connu dans la vraie vie une histoire agitée : en 1797, son équipage s’est mutiné et s’est rendu aux Espagnols.
Dans le récit de Patrick O’Brian, les marins mutins sont affublés d’un sobriquet honteux : les Hermiones !
“Ce fut le plus vilain évènement de toute mon époque. Très brièvement : le voici : un homme qui n‘aurait jamais dû être officier du tout -ayant reçu l’Hermione, frégate de 32 canons- la transforma en un enfer vivant. Dans les Caraïbes, son équipage se mutina et le tua, ce que certains pourraient juger justifié ; mais ils assassinèrent aussi les trois lieutenants et l’officier d’infanterie de marine, de manière horrible, le commis, le chirurgien, le secrétaire, le bosco et un aspirant, après l’avoir poursuivi dans tout le navire, après quoi ils conduisirent la frégate à La Guayra et la livrèrent aux Espagnols avec lesquels nous étions en guerre. Une affaire hideuse du début à la fin”.
Une affaire qui n’en restera pas là, ni pour le navire, ni pour son équipage.
L’Hermione, rebaptisée Santa Cecilia…, sera reprise par les anglais, deux ans après la mutinerie de Puerto Rico, par un raid surprise de nuit dans le port espagnol de Puerto Cabello, au Venezuela, un raid entré dans la légende de la Royal Navy.
Quant aux mutins, “les Hermiones”, ils furent pourchassés par les Anglais sans relâche, ni répit.
Lors du raid britannique, raconte Patrick O’Brian,
“la plupart des mutins s’échappèrent ; et quand l’Espagne s’allia à nous (les Anglais) contre les Français, bon nombre d’entre eux passèrent aux Etats-Unis. Certains embraquèrent sur des navires marchands : chaque fois qu’on en trouvait un, il était capturé et pendu sans délai ; leur description exacte, leurs tatouages et tout le reste avaient été envoyés dans tous les postes et leur tête était mise à un prix exorbitant”
Patrick O’Brian “De l’autre côté du monde” Presses de la Cité