Si vous n’avez pas encore eu la chance de voir le film de Frédéric Brunnquell « Hommes des Tempêtes », ne vous précipitez pas !
Lisez d’abord le livre, signé du réalisateur, qui vient de paraître aux Éditions Grasset.
Comme tous les membres du jury du film des Mémoires de la Mer qui, en 2019, avait plébiscité à l’unanimité « Hommes des tempêtes », j’avais été fasciné par la puissance des images de tempêtes filmées par Frédéric Brunnquell à bord du Joseph Roty II, l’un des derniers grands chalutiers français, spécialisé autrefois dans la pêche à la morue sur les bancs de Terre-Neuve, reconverti aujourd’hui dans la pêche au merlan bleu en Atlantique nord.
Une fascination ancrée dans la mémoire du réalisateur/auteur :
« Je pense aux images de Raoul Coutard dans le Crabe-Tambour de Pierre Schoendoerffer. Ce chef opérateur, héros de la nouvelle vague, qui tourna Pierrot Le Fou, Jules et Jim, Le Mépris… Il avait embarqué au large de Terre-Neuve sur le chalutier Shamrock III commandé à l’époque par le capitaine Rémy Fouchard, qui servit aussi sur le Joseph Roty II. Je revois ces images filmées dans la tempête où l’on aperçoit l’étrave du patrouilleur de la Marine Nationale plonger dans la vague, dans la plume disent les marins . Elles sont parmi les plus belles images de tempête. Chaque plan porte une profondeur, une histoire qui raconte le bord, les marins, sa coque, la lourdeur de sa mission».
Le film de Frédéric Brunnquell s’inscrit dans cette lignée, ses images ont cette épaisseur.
Le livre, lui aussi, emporte la conviction.
Par le rythme du récit qui épouse la dramaturgie d’une campagne de pêche hors du commun, dans le désert océanique de l’Atlantique nord entre l’Irlande et les Féroé, en pleine période hivernale.
Après la déprime des jours d’attente, secoués par des tempêtes successives, à sillonner l’océan en aveugle, sans écho aucun du merlan bleu sur le sonar, c’est un avis d’ouragan qui tombe sur la météo britannique. Oublié le poisson, chacun se met en mode survie : « Au troisième jour de tempête, nous sommes tous usés, réduits à une vie animale gouvernée par des fonctions biologiques primaires. Nos vies rétrécissent à mesure que la mer devient plus hostile ».
Après l’ouragan, échos sur le sonar mais dans une zone de récifs de corail interdite à la pêche … et nouveau coup du sort : crise cardiaque d’un des marins polonais, sauvé par une piqûre administrée en hâte par le commandant et évacuation au bout de quelques heures par un hélicoptère des garde-côtes irlandais alertés en urgence.
Enfin, le poisson ! Et place aux marins équilibristes à la manœuvre des chaluts sur le pont puis, très vite, « leur fière allure de voltigeurs du pont cède la place à celle d’hommes usés par le travail en usine ».
Nouvelle tempête et vraie catastrophe : moteur bloqué et navire en dérive : la faute à un chalut dérivant qui emprisonne totalement l’hélice , haute pourtant de trois mètres cinquante. Heureusement le gros de la dépression est passé et un remorqueur de haute mer basé en Irlande rejoindra le Joseph Roty deux jours plus tard.
Ouragan, crise cardiaque, moteur bloqué… les évènements suffiraient à eux seuls à tenir le lecteur en haleine.
Mais « Hommes des tempêtes », le livre, est bien plus qu’un récit d’aventures de mer. Si la campagne de pêche du Joseph Roty II a été plus rude encore qu’anticipée par Frédéric Brunnquell, ce qu’il était venu chercher, ce n’était pas seulement une confrontation avec la mer mais un moment de partage avec une communauté humaine ignorée sinon méprisée.
« Leur univers pue, il est trop sale, trop gras, trop rouillé, pas assez glamour, ni sponsorisé pour mériter l’attention. Ces marins vivent chaque année neuf mois sur l’océan, ils n’ont jamais vu les arbres en fleurs du printemps à terre, ils sont absents pour la naissance de leurs enfants, mais ils racontent la condition humaine, le goût des hommes pour l’ailleurs, le besoin de fierté, celui des rêves inaboutis, et l’obsession de la conquête qui se paie de tant de douleurs. »
Frédéric Brunnquell nous restitue avec justesse les hiérarchies du bord et la diversité des communautés, bretons, polonais, portugais…
« Les marins portugais qui parlent fort et jouent aux cartes, expriment haut et fort qu’ils ne sont là que pour le travail, que leur vie est ailleurs, au pays. Ils sont des travailleurs migrants, pas des apatrides. A bord, les âmes errantes les évitent… Ils ont congédié la souffrance du déracinement pour choisir le large… Ceux-là ne sont plus d’un pays, d’une ville, ils sont d’un navire. »
J’ai eu la chance, il y a bien des années, d’interviewer Jean-Claude Carrière sur son adaptation des Travailleurs de la Mer de Victor Hugo. Il disait qu’un auteur, c’est quelqu’un qui entend et remarque des choses que les autres ne voient pas, n’entendent pas, celui qui pénètre dans un bistrot et qui écoute la langue du jour, celle qui se façonne là, sur le zinc, entre les consommations.
Ses « brèves de comptoir », Frédéric Brunnquell les a recueillies dans tous les compartiments du navire : sa cabine partagée à trois, sous le pont arrière; la « machine », ciment d’une communauté bien particulière, celle des mécanos, « des bouchons gras »; l’espace clos de la passerelle, domaine réservé du commandant; le pont, transformé en « piste aux étoiles » lors de la remontée du chalut face aux déferlantes ; « l’usine » où on se parle à travers des masques filtrants FFP2, dans une température qui avoisine les moins 30 degrés ; les coursives où se partage, au gré des circonstances et des portes de cabines ouvertes, une bouteille de coca tiède…
Au final, ces « hommes des tempêtes » nous sont devenus si familiers que nous avons, nous aussi, comme Frédéric Brunnquell, bien du mal à quitter le bord du Joseph Roty II…
Benedict Donnelly