L’historien Alain Cabantous a présidé en 2015 le comité scientifique chargé de définir un projet pour la rénovation du Musée. Il nous livre ici en exclusivité ses impressions après la découverte du « nouveau » Musée.
UN MUSEE DE LA …
Pour qui a connu l’ancien, la découverte du nouveau musée sur la colline de Chaillot ne peut manquer de provoquer un choc salutaire. D’entrée, le visiteur est frappé par la prouesse architecturale et son soutien scénographique souvent inventif. En dépit des contraintes multiples (le bâtiment lui-même, les aléas de la Covid, les freins administratifs), ce qui a été réalisé entre 2015 et 2023, sous la houlette attentive et inlassable de Vincent Campredon et de ses remarquables équipes, mérite un grand coup de chapeau. La fluidité qui se dégage des structures, la rénovation de la voûte et de la verrière, les mezzanines qui coupent heureusement le grand espace en courbe comme autant de nouveaux volumes suspendus, l’auditorium, la haute vague de dix mètres, le pont roulant, l’étrave grandeur nature à l’intérieur de laquelle est projeté un film maritime (assez improbable) comme l’oculus lumineux mettant en valeur les superbes sculptures de la Réale, tout cela participe de ce que l’œil saisit à la fois d’un coup et peu à peu.
Parmi près d’un millier d’objets présentés (sur les 60 000 des réserves !), les deux tiers étaient déjà exposés précédemment mais ont bénéficié d’une restauration remarquable à l’exemple du Royal Louis. Parmi les nouveaux venus comme prêts, figurent plusieurs tableaux qui ne sont pas de simples illustrations mais bien des éléments explicatifs complémentaires et précieux dus à des artistes du XIXe siècle surtout et souvent peu connus du grand public. Ravanne, Couturier et Desmarets sont de ceux-là. Citons de ce dernier Le vœu et le très réaliste et instructif triptyque A la mer qui enrichissent encore le traitement très réussi des dangers permanents de l’océan. D’une manière générale, la combinaison entre les différents objets et les films qui accompagnent les présentations permet au visiteur d’avoir en outre une connaissance très dynamique d’un thème. Autant d’éléments très positifs et novateurs qu’il convient de souligner fortement.
La présentation muséale actuelle se structure selon deux catégories : trois galeries ou « traversées » (En passant par Le Havre, Tempêtes et naufrages et au sous-sol La France, puissance navale) ; quatre escales (Construire et instruire, Se repérer en mer, Représenter le pouvoir, Peindre pour le roi). Au regard de ce que le Comité scientifique, constitué à la demande de Jean-Yves Le Drian, avait proposé dans son rapport de 2015, il y a plus qu’un écart.
Rappelons ici les grandes recommandations qui avaient été formulées autour d’une idée centrale : quelles relations la France et les Français ont entretenu et entretiennent avec la mer ? Pour y répondre, nous suggérions comme préalable d’établir des repères historiques et géographiques (de la frise chronologique à la géopolitique) qui présentement font cruellement défaut, puis de présenter les objets autour de trois grands axes :
– L’univers maritime proprement dit (ressources, conflits, routes, rythmes, peurs)
– La mer et les cultures (artistiques, patrimoniales, ludiques, scientifiques)
– La mer et les territoires (usages de l’estran, désirs de mer, les cités portuaires, la fabrique des gens de mer)
Pourtant les réserves que je peux formuler ne traduisent pas une quelconque frustration au regard du travail collectif mené en 2015 mais concernent la présentation pédagogique que le musée nous offre aujourd’hui en fonction de ses choix. Trois traversées et quatre escales donc. La visite commence par une escale (Construire et instruire) alors que la navigation n’a pas encore commencé. C’est un peu fâcheux. Et pourquoi ce premier thème ? La justification n’est pas très évidente d’autant que l’on passe sans transition à la première traversée autour du Havre. L’élection de ce port permet effectivement de souligner la diversité économique qui anime, hier comme aujourd’hui, ces flux liés au grand commerce international (du trafic négrier aux containeurs). Mais elle laisse largement de côté la question de l’hinterland et donc celle de l’influence de la mer sur l’ensemble du territoire. Se demander clairement ici « où s’arrête la mer ? » aurait peut-être permis d’interpeler le visiteur.
Le choix de l’ambitieuse deuxième escale (Se repérer en mer… de l’Antiquité au XXe siècle !) se comprend mieux puisque possiblement articulée à la deuxième « traversée » particulièrement réussie, répétons-le, même si le sauvetage en mer eut mérité un traitement plus vigoureux. De la même façon, et en raison de ces options, le sort réservé aux activités du monde de pêche comme à celui de la plaisance souffre d’un déficit sensible et, à mon sens, d’un placement muséal un peu hasardeux.
Il convient aussi de remarquer que trois des quatre escales tournent quand même autour de la question du rapport de la marine de guerre, plutôt que de la mer, avec le pouvoir d’Etat ; ce qu’illustre avec force la troisième traversée qui conforte le poids extrêmement important de la Royale dans la nouvelle présentation, un peu comme dans l’ancienne d’ailleurs. On peut simultanément se demander si les superbes tableaux de Vernet, certes commandés par Louis XV, n’auraient pas pu fournir l’occasion d’une réflexion sur les types de ports possibles (échouage, ports de pêche ou de commerce, rapport de la mer à la ville et au reste de la société) plutôt que d’être avant tout offerts à travers leur magnifique esthétique.
Pour avoir échangé avec l’une des responsables du musée, la possibilité de modifier telle ou telle présentation, de la rendre plus lisible est parfaitement envisageable puisque « rien n’est figé ». De même les expositions temporaires et les activités scientifiques qui vont animer Chaillot seront autant d’opportunités pour approfondir tel ou tel aspect et, tout en gardant le cap, infléchir le sillage vers d’autres eaux. De manière à orienter un peu autrement ce qui est pour les uns « un musée de l’avenir », pour d’autres « un musée qui rend hommage à la France » (Emmanuel Macron discours du 27 novembre 2023) mais qui reste, me semble-t-il, d’abord et toujours (?) un musée de la…Marine.
Alain Cabantous (29/XI/2023)
L’analyse et les propositions d’Alain sont très intéressantes, mais correspondent plus à un centre d’interprétation maritime qu’à la mission confiée par Jean-Yves Le Drian en 2015 de construire un musée d’avenir en faisant le lien avec la grande histoire maritime et navale de la France à partir du patrimoine qui a été ramené par les marins au fil des siècles.
À cet égard, c’est fort dommage qu’Alain n’ai pas pris le temps d’échanger préalablement avec le directeur pour connaître les principes de la conception du musée, qui s’est aujourd’hui transformé en haut lieu culturel maritime, adapté à son temps et aux aspirations du public et notamment aux jeunes générations. Il aurait alors découvert et compris les ressorts de ce musée de nouvelle génération, construit dans une dynamique « passé/présent/avenir », ouvert à tous et sur le monde, tout en conservant l’âme de l’ancien musée né sous Louis XV.
C’était tout le défi de cette transformation historique qui, au vu des records de fréquentation depuis sa réouverture, est aujourd’hui un immense succès auprès du grand public.
Le pari de sensibiliser le plus grand nombre à l’importance de la mer pour l’avenir de l’humanité – et qu’il faut donc protéger – semble gagné.
Si l’auteur le souhaite, je serai honoré de le recevoir pour lui présenter le projet hors-norme de ce grand musée du XXIème siècle qui porte la grandeur de la France.
Vincent Campredon
Directeur du musée national de la Marine
Il ne peut y avoir le moindre doute possible quant à la réussite architecturale de cette rénovation et au coup de chapeau que l’on doit à son capitaine et à tous ceux qu’ils l’ont conduite . Difficile d’être insensible à l’élégance de son design, aux choix de ses matériaux, à sa lumière et à cette sensation d’espace et de calme qui vous saisit dès votre embarquement dans ce grand navire immobile. Véritable icône du musée, le scaphandre des frères Carmagnole, qui nous accueille, incarne à lui seul l’âme et la richesse de ses fabuleuses et uniques collections. Appartenant autant au monde de Jules Verne qu’à celui d’Enki Bilal, sa présence est une formidable invitation à la découverte, à l’exploration et au voyage vers les horizons les plus lointains et les plus inattendus de notre planète bleue. C’est bien ce que chacun d’entre nous espérons vivre durant cette traversée que l’on imagine intemporelle, extravagante, capable à chaque instant de nous éblouir et de nous emporter . Et l’on est fasciné par chacun de ces trésors de notre histoire maritime qui sont tous déclencheur d’évasion immédiate vers un imaginaire sans frontières…les modèles bien sûr, mais aussi les lentilles d’un phare ou celles d’un sextant, le tableau gigantesque d’un port, d’un naufrage ou d’un combat naval, d’une figure de proue ou encore d’une cabine d’un sous-marin !
Mais j’avoue regretter l’absence marquée de la plaisance, de la course au large, de nos marins qui ont faits et continuent de faire le tour du monde, et de nos architectes navals qui signent notre renommée internationale ! À l’heure de ce retour désormais si précieux mais si extraordinaire de la voile dans la marine marchande , mais demain dans la pêche ou l’exploration scientifique de nos océans, pourquoi avoir été si discret sur ce monde riche d’aventures humaines d’exception et d’innovations technologiques perpétuelles d’une telle importance ?
Yves Bourgeois
Réponse à Vincent Campredon.
Merci de votre texte.
Le mien est non seulement le fruit de mon ressenti ( ressenti d’un homme de la vieille génération certes… il y en a encore parmi les visiteurs!) après deux parcours attentifs du musée mais résume largement les remarques entendues lors de discussions partagées avec des personnes connues ou mal connues lors des deux inaugurations.
Sensible à l’invitation du directeur afin de m’éclairer sur » le projet hors normes », je m’interroge sur ce que pourront retenir de la cohérence quelques fois trop implicite du parcours et donc des articulations entre traversées et escales, celles et ceux qui n’auront pas eu l’heur d’un entretien explicatif privilégié.
Que cela ne me prive pas de tirer un nouveau grand coup de chapeau à toutes les équipes durant toutes ces années de galère.
Auteur en 2015 du rapport qui avait convaincu le Ministre de la Défense d’engager la rénovation du Musée National de la Marine au Palais de Chaillot à Paris, je ne pouvais m’abstenir de réagir à l’analyse d’Alain Cabantous et au commentaire de Vincent Campredon.
Nous avions relevé dans notre rapport deux motifs essentiels justifiant la rénovation du Musée de Chaillot : l’obsolescence des lieux et de la scénographie et le déficit de sens du parcours muséographique.
Sur le premier point, comme le souligne Alain Cabantous, l’objectif a été atteint. Comment ne pas saluer avec lui la prouesse architecturale et l’inventivité de la scénographie ! Le Musée National de la Marine va pouvoir ainsi devenir- ou redevenir- au coeur de la capitale un « amer » remarquable pour tous les publics et la maison de toutes les communautés maritimes.
Force est de constater en revanche que le déficit de sens n’a été qu’en partie résorbé. Une dimension essentielle fait notamment défaut dans la compréhension de la relation entre la France et la Mer, alors qu’elle était au cœur de l’ambition initiale : la géographie !
Pas de cartes pour visualiser la réalité de l’espace maritime français, le deuxième du monde en superficie et sensibiliser les français aux enjeux qui lui sont attachés.
Des enjeux que le Président de la République a évoqués sans fard lors de l’inauguration du Musée le 27 novembre dernier :
« La mondialisation est une maritimisation. Par les routes maritimes transitent toutes les richesses du monde. Par elle aussi se jouent toutes ces puissances, se reflètent toutes les tensions. Et de la Mer Noire aux abords de Gaza, l’actualité l’illustre encore avec force. Notre mer est un lieu de transit, un lieu de puissance, un lieu de conflit. Elle est un lieu de communication par nos câbles et l’importance qu’ils requièrent. »
https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2023/11/27/inauguration-du-musee-national-de-la-marine
La cartographie pourrait être un formidable outil pour permettre aux visiteurs du Musée de comprendre ces enjeux et la réalité de notre présence maritime, de nos flottes de pêche, de commerce, de défense et d’intervention océanique sur tous les océans.
La cartographie aurait pu aussi très utilement illustrer l’irrigation par la mer de tout le territoire national, au cœur là aussi du propos présidentiel :
« La carte de France hexagonale comme ultramarine se pense par l’accès à la mer, avec tous nos fleuves et l’aménagement de notre territoire par les canaux… »
Comment ne pas souscrire aussi au propos d’Emmanuel Macron sur la nécessité d’un regard historique pour saisir l’enjeu des relations compliquées de la France avec la mer.
« La France, absorbée par son épopée continentale, n’a pas toujours
accordé à la mer la place qu’elle méritait… Dans les grandes époques, nous avons retrouvé et ré-épousé notre avenir, notre réalité maritime et océanique.
La France du commerce, de l’édit de Nantes, la France conquérante, la France scientifique, la France des recherches, la France ultramarine, la France géostratégique, aime sa mer, la regarde comme un lieu de conquêtes, de savoirs, de passions. La France qui revient sur l’édit de Nantes, qui se replie sur les guerres civiles européennes, qui regarde ces provinces en oubliant qu’elles n’ont de destinée qu’en voyant le monde, est celle souvent qui perd ce supplément d’âme qui est le sien. »
Cette histoire qui mériterait de trouver toute sa place au Musée de Chaillot, c’est aussi, comme le souligne, de manière un peu trop restrictive d’ailleurs, le Président de la République, celle de son « cortège de héros, d’explorateurs, d’amiraux ou d’industriels ».
Un cortège qui pourrait rassembler aussi ces pêcheurs basques, vendéens, bretons qui pêchaient dès le début du 16ème siècle sur les bancs de Terre Neuve, tout comme ces héros anonymes de la Royale, de la Marine marchande et de la pêche qui ont, en 1940, résisté sur les mers et tant d’autres encore, célèbres ou anonymes, qui mériteraient d’entrer par la grande porte au Palais de Chaillot ! Un cortège où pourraient également prendre place les écrivains célébrés par Simon Leys dans son anthologie de la littérature maritime française.
Nous avions écrit dans notre rapport de 2015 que l’ « ancien » Musée de la Marine – qui ambitionnait pourtant de l’être – n’était pas en réalité un musée d’histoire mais un musée plutôt artistique et technique centré sur ses prestigieuses collections de maquettes et de tableaux. Celles- ci sont aujourd’hui présentées dans un superbe écrin : elles méritaient de l’être. Les autres dimensions que portait le projet à l’origine méritent d’y trouver demain toute leur place
Benedict Donnelly