Le Chant des Sirènes
Quel marin n’a pas cru un jour entendre le chant des sirènes ?
Cela mérite donc bien quelques pistes musicales à suivre sans danger. En effet, qu’elles soient belles femmes à queue de poisson, ou mi-femmes mi-oiseaux (c’est le cas pour Ulysse) leur chant irrésistible et fatal attire les navigateurs séduits vers les ténèbres.
Mais pour autant en cédant au chant des sirènes, faisons-nous vraiment preuve de faiblesse ?
Commençons par la Cantate Française qui est à l’Opéra ce que le court métrage est au Cinéma. Notre sujet y est bien évidemment largement traité notamment par Thomas-Louis Bourgeois (1676-1751) un des maîtres du genre.
Sa cantate « Les Sirènes » est formée de récits et airs caractéristiques du goût musical et théâtral de la Régence (1715-1723).
Continuons avec un compositeur Daniel François Esprit Auber (1782-1871) que l’on connait peut-être plus aujourd’hui pour sa station RER proche du métro Opéra… on imagine mal l’influence considérable qu’a exercé le compositeur de la « Muette de Portici » – jouée plus de 500 fois à Paris – sur d’illustres compositeurs notamment Wagner.
Nous nous dispenserons de l’histoire abracadabrantesque du livret de son opéra-comique « La Sirène » pour retenir qu’un imprésario de l’Opéra de Naples (dont l’emblème de la ville est une sirène) espère entendre son chant incomparable pour l’engager comme Prima donna.
Il n’est donc pas étonnant que le compositeur profite du rôle de Zerlina, la soprano colorature qui incarne la sirène, pour lui confier des airs particulièrement virtuoses :
Chant de la Sirène à partir de 10:10 / Prouesse Vocale (voir la partition au-dessus) à partir de 16:47
Passons maintenant à un des airs d’opéra les plus extraordinaires extrait de « Rusalka ou Roussalka » d’Antonin DVORAK (1841-1904). L’héroïne veut reprendre une forme (entièrement) humaine pour séduire un beau prince. En échange elle doit perdre sa voix, ce qui est un comble pour un opéra ! Évidemment comme nous sommes dans une tragédie lyrique tout finira très (très) mal.
Laissons-nous porter par le chant sublime de cette sirène qui fait part à la lune de ses sentiments les plus profonds et sincères.
Passons maintenant à Alexander von Zemlinsky (1871-1942), compositeur autrichien post-romantique, héritier direct de Gustav Mahler (1860-1911) et de Richard Strauss (1864-1949). Nous trouvons dans son poème symphonique composé en 1903 « Die Seejungfrau » une musique très expressive, parfois même très sensuelle cadrant parfaitement avec les multiples tourments de l’héroïne, tout cela grâce à une orchestration luxuriante et très « aquatique ».
La valeur de sa musique en général est encore aujourd’hui largement sous-estimée. C’est l’occasion pour nous de lui donner un coup de projecteur.
https://www.youtube.com/watch?v=im2aCZKG8pc&ab_channel=Rodders
Il existe une forme beaucoup plus modeste mais toute aussi expressive : celle d’une mélodie de Joseph Haydn (1732-1809) intitulée « Mermaid’song » pour chant et piano-forte. Ce compositeur particulièrement prolifique avec près de 1200 composées, représente le style classique viennois. La musique de ce lied est raffinée, légère et inspirée, le texte « charmant » :
Maintenant les rayons de soleil dansants jouent sur la mer verte et vitreuse, Viens et je montrerai le chemin où sont les trésors nacrés.
Viens avec moi et nous irons où poussent les roches de corail. Les marées montantes ne supportent aucun retard, les vents orageux sont loin.
Suivez, suivez, suivez-moi …
Comment ne pas évoquer un pur chef-d’œuvre de la musique française se rapportant directement à notre sujet. Il s’agit du troisième Nocturne « Sirènes » composé à la toute fin du XIXème siècle par Claude Debussy (1862-1918). C’est une œuvre symphonique avec chœur de femmes (évidemment !) huit sopranos et huit mezzo-sopranos, très délicat à mettre en place.
Le compositeur définissait ses Sirènes en ces termes : « c’est la mer et son rythme innombrable, puis, parmi les vagues argentées de lune, s’entend, rit et passe le chant mystérieux des sirènes ».
Notons le trait caractéristique de cette œuvre : un chœur féminin qui chante uniquement sur les voyelles « o » et « a » dans un rythme très lascif soutenu par une géniale orchestration.
N’oublions pas aussi La Mer un autre chef-d’œuvre absolu de Claude Debussy composé en 1905 et terminée à Eastbourne lieu « où la mer s’exhibe avec une correction purement britannique ».
Lili Boulanger (1893-1918), morte prématurément à l’âge de 24 ans, fut en 1913 la première compositrice à remporter le Grand Prix de Rome.
Elle était la sœur cadette de l’immense pédagogue Nadia Boulanger qui rappelons-le eut plus de 1200 élèves dont : Leonard Berstein, Eliott Carter, Quincy Jones, Philip Glass, Michel Legrand, Lalo Schifrin, Daniel Barenboim, Astor Piazzola, etc…
On imagine les soirées musicales chez les Boulanger !
« Les Sirènes » sont écrites pour chœur à 3 voix de femmes, chœur mixte en coulisse et piano ou orchestre. Sa musique est très raffinée, en voici le début du texte :
Nous sommes la beauté qui charme les plus forts,
Les fleurs tremblantes de l’écume
Et de la brume,
Nos baisers fugitifs sont le rêve des morts!
J’ajoute ici notre véritable coup de cœur en la personne d’Anton Rubinstein (1829-1894). Ce génial compositeur, hyper romantique nous livre en 1851 sa deuxième symphonie intitulée « Océan ». Que de chants passionnés de sirènes nous y trouvons, le tout dans une atmosphère particulièrement tourmentée…
Je vous invite à écouter le magnifique deuxième mouvement à 15:55
Tout y est : mélodies suspendues, accompagnement quasi aquatique, orchestration compacte et saisissante, une partie de contrebasse très présente voulant attirer l’oreille vers les abîmes, harmonie (accords) très tourmentée.
Nous sommes en plein romantisme flamboyant. Il n’est donc pas surprenant qu’il eut comme élève l’illustre Tchaïkovski malgré le fait qu’il se soit senti toute sa vie considéré comme un étranger : « Les Russes me qualifient d’Allemand, les Allemands de Russe, les juifs de chrétien et les chrétiens de juif. Les pianistes me considèrent comme un compositeur, les compositeurs comme un pianiste, les classiques comme un moderne, les modernes comme un réactionnaire. Ma conclusion est que je ne suis qu’un pitoyable individu ».
Heureusement sa musique nous démontre tout le contraire.
Terminons sur une note plus réjouissante. Puisqu’en France tout se termine par une chanson, je vous propose une surprenante « Mermaid Song » interprétée par The Gloria Darlings !
Remerciements à Fabrice Conan (historien de l’Art et conférencier) pour le choix du tableau d’entrée qui est une peinture de Frederic Leighton : The Fisherman and the Syren datant de 1858 et visible au musée de Bristol.