Nathalie Guibert nous a autorisé à reproduire ci-dessous le remarquable dossier qu’elle a publié dans le Monde des 7 et 8 mars 2021. Nous lui en sommes particulièrement reconnaissants.
« La Chine, un empire à l’assaut du droit de la mer »
« En affichant sa souveraineté en mer de Chine du Sud, Pékin fait prévaloir des droits dits « historiques » sur les règles internationales, qu’il sape chaque jour de façon plus agressive.
Un destroyer de l’US Navy qui passe dans le détroit de Taïwan, début février, au nom de la « liberté de navigation ». Deux porte-avions américains qui s’exercent de conserve en mer de Chine du Sud quelques jours plus tard. Suivis par dix bombardiers chinois, lancés dans une mission fictive de frappes antinavires. Avant que l’Armée populaire de libération ne lance simultanément ses trois flottes, celles des mers du Nord, de l’Est et du Sud, pour un mois de mars d’exercices tous azimuts…
Entre les deux grandes puissances, la saison des démonstrations de force bat son plein, comme pour marquer l’arrivée du nouveau président américain, Joe Biden, à la Maison Blanche. La guerre n’est toutefois pas à l’ordre du jour. Dans les approches de la Chine, c’est un pilier majeur de la mondialisation que les deux grands éprouvent : le droit international de la mer.
Les Etats-Unis n’ont pas signé la Convention des Nations unies sur le droit de la mer adopté en 1982, à Montego Bay (Jamaïque), dont ils sont aujourd’hui les défenseurs les plus bruyants. La Chine, elle, a ratifié le texte, mais le sape chaque jour de façon plus agressive, en affirmant comme sienne la mer située à l’intérieur de la « ligne en neuf traits » – ce grand U qu’elle a dessiné unilatéralement, en 1947, et qui, depuis Taïwan, longe les Philippines, Brunei, l’Indonésie, la Malaisie et le Vietnam.
Tous ces riverains se heurtent à cette « frontière » dénuée de base légale. Elle empiète sur leurs eaux territoriales, dans lesquelles Pékin occupe nombre d’îles parmi les Spratleys et les Paracel, disputées par tous. En lançant son vaste exercice naval le 1er mars, le ministre chinois de la défense a déclaré : « Nous ne perdrons pas un pouce des terres que nous ont léguées nos ancêtres. »
Pour asseoir sa puissance montante, l’empire de Xi Jinping est devenu un Etat révisionniste du droit maritime international. L’attitude actuelle de la Chine « représente la plus grave des tentatives récentes de le violer », explique Collin Koh, un spécialiste de l’école S. Rajaratnam d’études internationales, à Singapour : « Elle cherche à tirer parti de son pouvoir militaire croissant pour contraindre les Etats côtiers de la mer de Chine du Sud à renoncer à exercer leurs droits légitimes garantis par la Convention de l’ONU, à savoir exploiter les ressources situées dans leur zone économique exclusive [ZEE]. »
A l’instar de nombreuses autres règles multilatérales, la convention de Montego Bay vit-elle ses dernières heures ? Elle est en tout cas en danger, estime, en France, Pascal Ausseur, directeur de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques.
« La mer est longtemps restée “la chose commune”, selon le principe formulé par Grotius au XVIIe siècle, avant de ne devenir qu’une aire de transit au service du commerce des empires coloniaux européens, rappelle-t-il. Montego Bay a scellé un compromis pour une appropriation raisonnable de leurs eaux par les Etats. Mais, à présent, les puissances continentales – Chine, Turquie, Russie – réclament davantage. »
La convention a inventé les « eaux territoriales », une bande s’étendant jusqu’à 12 milles marins des côtes, sur laquelle s’applique la souveraineté de l’Etat. Le texte de l’ONU a également mis en place les ZEE, tracées selon un code précis jusqu’à 200 milles des rives et sur lesquelles l’Etat côtier exerce des droits souverains, concernant notamment les ressources naturelles. Les ZEE ont été créées avec le principe d’un « résultat équitable » pour les Etats qui, placés face à face, se disputeraient des eaux.
Dans les mers fermées comme la Méditerranée, ou encombrées, telle la mer de Chine méridionale, il fallait une négociation politique. D’innombrables arrangements bilatéraux ou régionaux, complétés par des accords sur la pêche, ont depuis été conclus, afin que la cohabitation de riverains avides de poissons ou de gaz soit la moins mauvaise possible.
Ilots contestés
Le droit international définit aussi ce qu’est une île, ouvrant droit à des portions souveraines de mer. Ce qui a conforté les Etats-archipels tels que l’Indonésie ou les Kiribati, avant d’être réinterprété par la Chine. Le texte de 1982 précise enfin que la souveraineté des eaux « s’étend à l’espace aérien au-dessus de la mer territoriale ainsi qu’au fond de cette mer et à son sous-sol ». Sur cette nouvelle carte, des règles organisent le droit de chacun à naviguer dans les eaux territoriales des autres, en définissant le « passage inoffensif » : une circulation libre, à condition de ne pas polluer, pêcher ou collecter du renseignement. Les navires de guerre ont le même droit, s’ils cessent leurs activités (pas de mise en œuvre d’hélicoptères par exemple). Les sous-marins doivent passer en surface.
Pékin ne réclame pas la mise au rebut de la convention de Montego Bay. Mais il en tord tous les principes, au nom de « droits historiques », sans base légale, revendiqués à l’ONU en 2009 : par note verbale, la Chine déclarait une zone maritime de 2 millions de kilomètres carrés, îles comprises. De premières constructions avaient commencé en 1988 sur le récif de Johnson du Sud, dans l’archipel des Spratleys. Pékin a accéléré la poldérisation des îlots contestés en mer de Chine du Sud, au cours des années 2010, en y édifiant des bases militaires.
Depuis, la Chine conforte ce fait accompli, multipliant les incidents avec les navires qui s’approchent des côtes. Le régime communiste n’a tenu aucun compte du jugement, émis en 2016, par la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, selon lequel la « ligne en neuf traits » n’avait « aucun fondement juridique » et ne pouvait justifier l’extension de la ZEE chinoise. L’arbitrage avait donné raison à Manille, soucieux de voir ses droits clarifiés après que des gardes-côtes chinois avaient expulsé, en janvier 2013, les pêcheurs philippins du récif de Scarborough, dans les Spratleys.
« Le discours des Chinois reste ambigu, explique Christophe Prazuck, directeur du tout nouvel Institut de l’océan de l’Alliance Sorbonne Université, et ancien chef d’état-major de la marine française. Ils ne disent jamais quel est le statut des eaux à l’intérieur de la “ligne en neuf traits”, ne parlent pas de ZEE ou d’eaux territoriales chinoises. Car le faire serait pour eux s’aliéner les pays de la région. Ils attendent simplement que des opportunités se présentent, et prennent des positions. »
En 1982, à Montego Bay, c’est un point d’équilibre historique qui avait été atteint par la communauté internationale, à l’issue de discussions commencées neuf ans plus tôt. La convention mettra douze ans de plus pour entrer en vigueur… mais on avait concilié le principe séculaire de la liberté de naviguer et la soif nouvelle d’appropriation des mers. La Chine des années 1980 déclarait déjà 200 milles marins pour ses eaux territoriales, « quand les Etats-Unis se contentaient des 3 milles en vigueur, rappelle M. Ausseur. Ronald Reagan disait que les eaux territoriales n’étaient pas son sujet ! Il n’avait pas besoin d’un droit de la mer ni de frontière sur les océans, seule comptait pour lui la liberté de navigation. »
« Dans la ZEE, chacun est maître de ses poissons, c’est tout, souligne Eric Frécon, chercheur associé à l’Ecole navale française et à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine de Bangkok. Ce n’est pas la souveraineté, point. Ce sont des droits souverains. Le voisin n’a pas à demander l’autorisation de passer un câble ou d’y faire naviguer ses garde-côtes. On est dans le règne du “oui, mais”… »
Ces règles subtiles sont aujourd’hui battues en brèche par la montée des nationalismes. En août 2020, pour la première fois, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne ont adressé une note verbale commune dénonçant le non-respect de la convention par Pékin en mer de Chine du Sud. Une pression inhabituelle, bien que sans conséquences pratiques directes. Selon les trois européens, la Chine ne peut arguer des constructions artificielles dans les Spratleys et les Paracel pour en changer les droits maritimes. « Si, a rétorqué Pékin, la souveraineté territoriale de la Chine, ses droits maritimes et ses intérêts en mer de Chine du Sud sont établis dans le cours long de l’histoire. »
La France ne peut que figurer parmi les plus ardents défenseurs de Montego Bay. Ses territoires ultramarins lui ont conféré du jour au lendemain la place de deuxième empire maritime mondial, avec une ZEE de 10,2 millions de kilomètres carrés, derrière les Etats-Unis (12,2 millions de kilomètres carrés). Paris a aussi su profiter des droits concernant le plateau continental : pour étendre ce territoire sous l’eau, 25 millions d’euros ont été dépensés dans des campagnes scientifiques d’exploration depuis 2003. A ce jour, 730 000 kilomètres carrés supplémentaires ont été reconnus français par le droit international, et 500 000 autres sont en cours d’examen aux Nations unies.
Paris a éprouvé un raidissement chinois dans la période récente. « L’armée française n’a pas sa place dans la mer de Chine du Sud », a ainsi titré le China Daily, le 22 février. La ministre des armées, Florence Parly, a eu les honneurs du média d’Etat pour avoir communiqué sur la présence d’un sous-marin d’attaque de la marine nationale dans la région. « La défense de la “liberté de navigation” est un prétexte fallacieux, dont l’origine tient au fait que les Etats-Unis considèrent la Chine comme un rival stratégique », accusait l’article en sous-entendant que Paris se rapprochait trop de Washington. En avril 2019, un passage de la frégate Vendémiaire dans les eaux internationales du détroit de Taïwan avait, pour la première fois, suscité une violente réaction de Pékin au motif qu’elle avait pénétré, là, « les eaux territoriales chinoises ».
Innombrables incidents
« Le problème n’est pas qu’il existe des différends, car il est normal que chacun essaie de tirer avantage du droit. Le problème est qu’on ne trouve pas de compromis », s’inquiète M. Prazuck. Dans leur confrontation, Américains et Chinois se livrent à un dialogue de sourds, explique M. Koh. La « militarisation » de la mer de Chine du Sud, dénoncée par les Etats-Unis, est une « légitime défense » pour le régime de Xi Jinping. La ZEE n’est plus « exclusivement économique » pour Pékin, mais « zone de sécurité ». Qui réduit la liberté de navigation promue par Washington à celle des bateaux civils.
Comment en est-on arrivé là ? « Les Chinois ont reçu un laissez-passer » dont le monde paie aujourd’hui un prix élevé, selon M. Koh. Il ajoute que, quand ils ont commencé à bâtir des îles en mer de Chine, « rien n’a été fait pour les arrêter. Cela leur a permis de changer de discours et d’affirmer que ce sont les Etats-Unis, avec les passages de leurs navires de guerre, qui les ont forcés à militariser la région ». Désormais, accepter le transit des bateaux militaires, comme le prévoit le droit international, obligerait Pékin à admettre la réalité des innombrables incidents qu’il a provoqués, en violation de ce même droit.
La Chine n’est pas seule à fragiliser la convention de Montego Bay depuis sa mise en vigueur en 1994. Dans son « Rapport annuel sur la liberté de navigation », le ministère américain de la défense dénombre, pour l’année 2019, une quarantaine de « revendications maritimes excessives », de la part d’une vingtaine d’Etats, dont le Brésil, l’Equateur, l’Iran, les Maldives, Oman, la Roumanie, la Tunisie…
La Turquie, non signataire de Montego Bay, bouscule depuis plusieurs années les équilibres atteints en Méditerranée en affichant de nouvelles revendications autour de Chypre et au large de la Libye. La découverte d’hydrocarbures et l’instrumentalisation des sujets extérieurs par le président Recep Tayyip Erdogan, à l’adresse de son électorat nationaliste, poussent Ankara à contester les droits accordés aux îles grecques par Montego Bay. « M. Erdogan veut négocier une ZEE pour neutraliser les îles du Dodécanèse », résume M. Ausseur.
En Méditerranée, les ZEE avaient été considérées comme difficiles à établir, car elles se chevaucheraient. La Grèce n’avait pas porté ses eaux territoriales à 12 milles marins pour éviter la guerre. « Si Athènes le décidait demain, la mer Egée deviendrait grecque à 60 %, et le passage des navires turcs tomberait sous le régime du transit inoffensif », souligne M. Prazuck.
Mais l’accord maritime bilatéral passé par la Turquie avec la Libye, fin 2019, pour tracer une nouvelle frontière fait fi des droits économiques grecs. Et la ZEE que la Turquie exige pour le nord de Chypre (qu’elle occupe) affiche la forme d’un escargot s’enroulant autour de l’île jusqu’au sud, territoire grec, ce qui revient à une simple prédation.
La Russie, pourtant signataire de Montego Bay, a aussi rompu avec le droit international maritime en mer d’Azov, après l’annexion territoriale de la Crimée en 2014 : en considérant qu’elle était souveraine sur l’ensemble des rives de la mer et sur le détroit de Kertch, elle a mis à mal l’accord qu’elle avait avec l’Ukraine sur l’usage de ces eaux. Et fermé, de fait, la mer d’Azov. Un arbitrage est en cours entre les deux pays sur le sujet.
Si les visées chinoises préoccupent plus que toutes les autres les chancelleries, c’est parce qu’une nouvelle « normalisation », insidieuse, s’installe en mer de Chine du Sud. Pendant la pandémie de Covid-19, a noté, fin 2020, l’Asia Maritime Transparency Initiative (AMTI), la fréquence des patrouilles chinoises a augmenté. Autour des récifs de Scarborough, Second Thomas, Luconia et Vanguard, les navires chinois ont à maintes reprises coupé leur système d’identification automatique. Des incidents réguliers avec des bateaux malaisiens et vietnamiens menant des activités gazières et pétrolières ont été recensés.
Or, les pays riverains de la mer de Chine du Sud « s’abstiennent le plus souvent de déployer des navires de police ou de l’armée pour contester ces patrouilles de routine, remarque AMTI. Cela suggère que la Chine est en train de normaliser avec succès sa présence ».
Hanoï s’interroge, depuis 2018, sur l’opportunité d’une procédure d’arbitrage contre Pékin au sujet du récif Vanguard, contesté. Avec le risque de voir une décision juridique favorable à Pékin. « Pour sa ZEE et son plateau continental, le Vietnam a utilisé une ligne de base [limite des eaux à marée basse] qui n’est pas conforme à la convention », avance Mark J. Valencia, chercheur invité à l’Institut national des études de la mer de Chine du Sud, installé en Chine. Mais les craintes vietnamiennes sont aussi politiques, face à d’éventuelles mesures de rétorsion chinoises.
Des garde-côtes armés
Les flottes de miliciens pêcheurs utilisées par Pékin, associées à ses garde-côtes, ont un effet dissuasif. Ces moyens volontairement placés sous le seuil de l’agression caractérisée, confortent la « zone grise » dans laquelle évolue la Chine. Au service de sa stratégie, le pays vient d’ailleurs de renforcer ses garde-côtes : entrée en vigueur le 1er février, la loi sur la police maritime autorise leur armement, y compris des armes lourdes, transformant de facto ces navires civils en navires militaires.
L’article 30 de la convention de Montego Bay évoque les risques d’escalade : « Si un navire de guerre ne respecte pas les lois de l’Etat côtier dans les mers territoriales, [ce dernier] peut exiger qu’il la quitte immédiatement. » Des missions de renseignement peuvent pénétrer dans les ZEE sous prétexte de pêche. La convention n’a pas, en outre, prévu l’émergence des drones sous-marins embarqués, comme ceux que Pékin envoie actuellement cartographier l’océan Indien, au grand dam de ses voisins. « Les Etats-Unis se sont déjà écharpés sur la licéité de manœuvres en ZEE avec les Brésiliens, les Malaisiens et les Chinois », note M. Frécon, à Bangkok. Non armé, le navire de surveillance américain Impeccable, toujours actif en mer de Chine du Sud, avait ainsi été stoppé net, en 2009, par des pêcheurs chinois, devant la base des sous-marins de Hainan.
La pêche illégale, en pleine expansion, nourrit dangereusement la montée des tensions, alors que Pékin envoie des flottilles de plusieurs centaines de bateaux épuiser les ressources halieutiques au large de nombreux Etats, du Chili à Oman, en passant par le Sénégal.
« Le principal problème est devenu l’incapacité de certains Etats à surveiller leur domaine maritime », assure M. Koh. « Tout ce qui n’est pas contrôlé est pillé, et tout ce qui n’est pas pillé est contesté, dit M. Prazuck. Ce que font les Chinois démontre que l’exploitation économique est le premier pas vers la remise en cause de la souveraineté. » Les problèmes se complexifient à mesure que la Chine affiche ses ambitions globales, en s’appuyant sur sa notion « d’intérêts de développement ». « Elle va bientôt apparaître dans beaucoup d’autres endroits que la mer de Chine du Sud, et elle aura des contacts rapprochés avec bien d’autres marines que celle des Etats-Unis. », prévoit M. Koh.
« Il est temps de reconnaître que la convention n’est pas parfaite », estimait, en juillet 2020, Achin Vanaik, militant auprès du Transnational Institute, un think-tank basé à Amsterdam. Dans le média associatif en ligne indien The Wire, il notait que « les plus grands bénéficiaires de la création des ZEE ont été les pays dotés d’un immense littoral (Russie, Australie) et les grands Etats-archipels (Indonésie, Japon), mais surtout les trois premières puissances coloniales et impérialistes des XVIIIe et XIXe siècles et du début du XXe siècle, à savoir le Royaume-Uni, la France, puis les Etats-Unis. » Selon lui, établir de telles ZEE a inauguré « un processus de privatisation-nationalisation visant à réduire ce que l’on a appelé le “bien commun mondial” ». Après Montego Bay, regrette-t-il, 36 % des eaux mondiales ont été exclues de « l’héritage commun de l’humanité ».
La convention de 1982 tient bon ; un Etat seul ne saurait la remettre en question, estime le Quai d’Orsay, et la dégradation de la situation maritime en Asie du Sud-Est reste l’exception. Le « statu quo » actuel ne signifierait pas que la stratégie chinoise du fait accompli ait atteint son but, tant que les navires de commerce et les bateaux de guerre continuent d’y circuler. C’est ce à quoi s’échinent les marines américaine, française, et australienne, qui croisent dans la région.
Un texte suffisamment souple
D’autant que le droit de la mer évolue. La notion d’île doit encore être consolidée par la Cour internationale de justice. En 2016, la cour arbitrale en avait adopté une définition stricte, excluant les récifs impropres à l’habitat humain permanent et aménagés artificiellement. La décision avait été jugée très restrictive, notamment par la France, pour qui le haut-fond de Bassas da India, dans le canal du Mozambique, possède une situation juridique fragile pour justifier une ZEE. Le mot d’ordre des autorités françaises est la « vigilance » quant à l’effectivité de certains de ces droits acquis à Montego Bay. Certains ont été générés autour de territoires sur lesquels persistent des différends. C’est le cas des 280 000 kilomètres carrés de la ZEE de l’île Tromelin, revendiquée par l’île Maurice.
La solution trouvée par l’Inde et le Bangladesh à leur dispute sur leur frontière maritime, en 2014, démontre la résilience du droit international. « C’est l’un des meilleurs exemples de la façon dont un Etat beaucoup plus puissant qu’un autre peut discuter et accepter les jugements d’un tribunal sous les auspices de la convention, illustre M. Koh. La force ne signifie pas le droit. » D’autres pays du Sud-Est asiatique ont porté leurs contentieux devant la Cour internationale : la Malaisie et Singapour dans le cas de Pedra Branca, en 2008 ; la Malaisie et l’Indonésie au sujet de Ligitan et Sipadan, en 2002.
La souplesse offerte par le texte de Montego Bay pour régler les différends politiques a démontré sa force. « Il est acquis qu’il n’y a pas de frontière de barbelés en mer, que la fameuse ligne rouge ne saurait exister », souligne M. Frécon. C’est un dégradé de souverainetés, dans lequel peuvent prendre place tous les moyens dont les Etats ont besoin pour sauver la face, depuis les visites diplomatiques jusqu’à la militarisation, fait-il valoir.
Le texte a cependant besoin d’être actualisé, notamment pour prendre en compte la prolifération des drones marins. Il doit aussi être complété pour répondre à l’enjeu de la protection de la haute mer. Les capacités techniques de prospection et la pression économique ont changé la donne. « Sauvegarder la biodiversité devient une dimension importante de la légitimité à occuper un endroit, un argument de responsabilité dans une négociation », estime M. Prazuck. Bousculée par l’appétit chinois, la préservation des ressources prend une valeur géopolitique croissante ».
Nathalie Guibert