«Adlivun» de Vincenzo Balzano (Éditions Ankama)
Le commentaire du jury, par Alain Cabantous :
Une longue bande dessinée où se mêlent onirisme et réalité, choc des cultures et vie maritime, le tout à partir d’une histoire vraie.
1847 : la Marie-Céleste appareille de Londres vers l’Arctique à la recherche de deux bâtiments et de leurs équipages partis à la vaine découverte du passage du nord-ouest et dont on est sans nouvelles. Les navires seront retrouvés, fichés au cœur du territoire sanctuarisé des Inuits.
Comme l’indique le titre de l’album, adlivun désigne dans cette culture tous ceux qui vivent à côté ou en-dessous des vivants ; autrement dit l’esprit des défunts qui hante le monde souterrain qu’il soit terrestre ou marin.
Dès les premières pages, le lecteur est subjugué par ces personnages principaux étranges et inquiétants, par le mystère qu’ils dégagent et entretiennent, lucides aussi sur leur passé qui semble se répéter au présent : le capitaine dépressif revenu de tout, Jack, le médecin-scaphandrier hésitant et fidèle, le baleinier (un clin d’œil à Moby Dick), les deux femmes, Céleste et Mary, aux prénoms éponymes du navire, figures évanescentes qui ouvrent et ferment le récit.
Le lecteur est aussi balloté par ces allers-et-retours entre la très difficile existence des navigants et le contact d’un monde inconnu, presque brutal, fait de destruction et d’incrédulité, qu’ils ont, malgré eux, découvert. La rencontre avec ces mannequins, ces masques, ces crânes d’animaux, ces anciens corps déformés et fantomatiques, marqueurs d’un territoire interdit, entretient un imaginaire surréaliste sur un fond de réel.
Se dégage enfin une perte de repères, un peu comme celle des marins, d’abord par l’absence de pagination mais surtout par la force extraordinaire du graphisme soutenu par une mise en page exceptionnelle. Elle enchaîne les gros plans sur le visage des hommes ou sur de simples objets, les perspectives larges dessinant l’univers océanique et effrayant sur de pleines pages voire sur des doubles pages. A l’inverse, l’auteur, en une séquence, entremêle avec virtuosité de courts épisodes décalés. Les aquarelles délavées, verdâtres, grises, ocres ou bleuâtres, jusqu’à faire surgir l’engourdissement mortel du froid, soutiennent magnifiquement les scènes mouvementées et les arrêts sur image.
L’ensemble confère au récit une sorte d’envoûtement tel qu’ont semblé l’éprouver les survivants dont les cauchemars les conduiront jusqu’à une vie errante, ouverte sur la mort attendue, appelée même.
Un livre puissant, épuisant, énigmatique (pourquoi cette allusion à Jack l’Eventreur in fine ?), fantastique comme le rêve, presque impénétrable comme ce culte de ces morts glacés, bref remarquable.
Alain Cabantous