Palmarès Mémoires de la Mer 2022 : prix de la BD

«Adlivun» de Vincenzo Balzano (Éditions Ankama)

Le commentaire du jury, par Alain Cabantous :

Une longue bande dessinée où se mêlent onirisme et réalité, choc des cultures et vie maritime, le tout à partir d’une histoire vraie.

1847 : la Marie-Céleste appareille de Londres vers l’Arctique à la recherche de deux bâtiments et de leurs équipages partis à la vaine découverte du passage du nord-ouest et dont on est sans nouvelles. Les navires seront retrouvés, fichés au cœur du territoire sanctuarisé des Inuits.

Comme l’indique le titre de l’album, adlivun désigne dans cette culture tous ceux qui vivent à côté ou en-dessous des vivants ; autrement dit l’esprit des défunts qui hante le monde souterrain qu’il soit terrestre ou marin.

Dès les premières pages, le lecteur est subjugué par ces personnages principaux étranges et inquiétants, par le mystère qu’ils dégagent et entretiennent, lucides aussi sur leur passé qui semble se répéter au présent : le capitaine dépressif revenu de tout, Jack, le médecin-scaphandrier hésitant et fidèle, le baleinier (un clin d’œil à Moby Dick), les deux femmes, Céleste et Mary, aux prénoms éponymes du navire, figures évanescentes qui ouvrent et ferment le récit.

Vincenzo Balzano

Le lecteur est aussi balloté par ces allers-et-retours entre la très difficile existence des navigants et le contact d’un monde inconnu, presque brutal, fait de destruction et d’incrédulité, qu’ils ont, malgré eux, découvert. La rencontre avec ces mannequins, ces masques, ces crânes d’animaux, ces anciens corps déformés et fantomatiques, marqueurs d’un territoire interdit, entretient un imaginaire surréaliste sur un fond de réel.

Se dégage enfin une perte de repères, un peu comme celle des marins, d’abord par l’absence de pagination mais surtout par la force extraordinaire du graphisme soutenu par une mise en page exceptionnelle. Elle enchaîne les gros plans sur le visage des hommes ou sur de simples objets, les perspectives larges dessinant l’univers océanique et effrayant sur de pleines pages voire sur des doubles pages. A l’inverse, l’auteur, en une séquence, entremêle avec virtuosité de courts épisodes décalés. Les aquarelles délavées, verdâtres, grises, ocres ou bleuâtres, jusqu’à faire surgir l’engourdissement mortel du froid, soutiennent magnifiquement les scènes mouvementées et les arrêts sur image.

L’ensemble confère au récit une sorte d’envoûtement tel qu’ont semblé l’éprouver les survivants dont les cauchemars les conduiront jusqu’à une vie errante, ouverte sur la mort attendue, appelée même.

Un livre puissant, épuisant, énigmatique (pourquoi cette allusion à Jack l’Eventreur in fine ?), fantastique comme le rêve, presque impénétrable comme ce culte de ces morts glacés, bref remarquable.

Alain Cabantous

Les jurys et les lauréats des Mémoires de la Mer 2022 samedi 22 octobre au Théâtre de la Coupe d’or à Rochefort

Palmarès Mémoires de la Mer 2022 : prix de la BD

USS Constitution (Tome 3) de Franck Bonnet (Éditions Glénat)

Le commentaire du jury, par Emmanuel de Fontainieu :

En remettant ce prix à Franck BONNET pour le tome III de USS Constitution, le jury des Mémoires de la Mer est heureux de récompenser, indirectement, une série BD complète (trois tomes).

  • une série historique – les faits sont réels – et maritime remarquablement documentée,
  • une série centrée sur la vie du fameux USS Constitution, navire éponyme qu’on peut encore visiter à Boston aujourd’hui. Sa construction – décidée par le « Naval Act » en 1794 – marque la naissance de la Marine américaine. Un mythe flottant…
  • une série basée sur une histoire peu connue en France : l’intervention de la Navy en Méditerranée, au tout début du XIXe siècle, pour contrer les agissements des pirates barbaresques. Le tome III de la série s’ouvre en mai 1804. L’objectif est le blocus et le bombardement de Tripoli par l’escadre du commodore Prebble.

Avec Franck BONNET, c’est un vent d’Amérique qui souffle sur la BD : on n’a pas oublié les 12 tomes (!) des Pirates de Barataria, une saga pleine d’embruns commise avec son complice Marc BOURGNE, ancrée dans la Louisiane du pirate Jean Lafitte.

Franck BONNET

Nous saluons ici l’ouvrage de la maturité : scénariste et dessinateur, Franck BONNET est désormais un auteur complet.

Au-delà de la fidélité à l’Histoire – bien expliquée – il faut souligner d’abord la place du navire dans la narration : Constitution devient un véritable personnage, passé au scanner de la soute aux câbles jusqu’aux hunes les plus escarpées, cadrées serré par le dessin ou en plan large, souvent dans des angles improbables. Le maquettiste de navires qu’est Franck BONNET révèle tout son talent dans ces magnifiques tableaux. L’équipage s’y déploie comme dans une encyclopédie de la vie à bord : on voit comment changer une vergue, servir le canon, escalader les enfléchures, virer au cabestan…

Le projet est d’ailleurs servi par un graphisme bien affûté :

  • précision du trait : BONNET est un érudit de la chose maritime. Son aptitude au dessin technique excelle dans le foisonnement d’un gréement traditionnel ou le genre du « portrait de navire »,
  • palette sombre : l’auteur a la passion du noir. Ce qui non seulement correspond bien à ce monde de pénombre qu’est le navire de guerre, mais permet surtout de découper dans la page des halos de lumière : visages éclairés à la chandelle, explosion de brûlot dans la nuit ou même silhouettes dénudées dans l’ombre,
  • mise en scène des corps : il y a une forte charge érotique dans cet album. Ombrage des muscles et postures des corps, la nudité est révélée, organisée, fantasmée même, dans les entreponts, les auberges de ports, les lupanars…

Enfin l’intrigue tire sa force de quelques mécanismes habilement actionnés :

  • Le jeu sur le genre : introduire une femme (travestie en homme) dans l’univers de brutes d’un vaisseau de ligne ne constitue pas vraiment une nouveauté. François BOURGEON avait brillamment ouvert la voie dans ses Passagers du vent. Mais le procédé se révèle une fois de plus diablement efficace dans le huis clos du navire. Il fabrique du danger (on a peur pour elle), du suspense (sera-t-elle démasquée ?), de la perturbation (menace, chantage, protection, etc).
  • La vengeance familiale tient lieu de ressort ultime en fond de récit. Elle produit un personnage négatif particulièrement ignoble (donc très réussi !) en la personne de l’oncle, érotomane et sans scrupule.

Bref, on est pris…

… et on apprend.

Emmanuel de Fontainieu
Directeur du Centre International de la Mer
La Corderie Royale – Rochefort

Les jurys et les lauréats des Mémoires de la Mer 2022 samedi 22 octobre au Théâtre de la Coupe d’or à Rochefort

Les bandes dessinées sélectionnées pour le prix BD des Mémoires de la Mer 2022

  • PETITS SECRETS ET GRANDES HISTOIRES DE CORSAIRES
    Dani Fano et Guillermo Gonzâles
    Traduit par Antoine Vorel
    EDITIONS PETIT À PETIT

  • BEAUTEMPS-BEAUPRÉ
    De l’océan à la carte
    Malo Durnd, Erwan Le Bot, Jiwa
    EDITIONS LOCUS SOLUS

  • LA RÉPUBLIQUE DU CRÂNE
    Vincent Brugeas, Ronan Toulhoat
    EDITIONS DARGAUD

  • ADLIVUN
    La légende du mystérieux navire Mary Celeste
    Vincenzo Balzano
    EDITIONS ANKAMA

  • HALIFAX
    Didier Quella-Guyot, Pascal Regnauld
    EDITIONS FÉLÈS

  • L’ÊGARÊ
    L’Atlantique en radeau
    Ryan Barnett, Dmitry Bondarenko
    EDITIONS GLÉNAT

  • LES COMPAGNONS DE LA LIBÉRATION
    lle de Sein
    Jean-Yves Le Naour — Brice Goepfert
    EDITIONS GRAND ANGLE

  • CORTO MALTESE
    Ocëan noir
    Hugo Pratt, Martin Quenehen, Bastien Vivès
    EDITIONS CASTERMAN

  • USS CONSTITUTION
    A terre comme en mer, justice sera faite (Tome 3 finaI)
    Franck Bonnet
    EDITIONS GLÉNAT