Présentation des prix des Mémoires de la Mer

A l’initiative du Centre International de la Mer,  de l’Association Hermione-La Fayette, avec le soutien du Musée National de la Marine,  les prix des Mémoires de la Mer récompensent chaque année depuis 15 ans des auteurs de livres, de bandes dessinées et de films (documentaires ou de fiction) , qui racontent les mondes” de la mer.

Dotés de 1 000 € chacun, ces prix veulent encourager les historiens, romanciers, dessinateurs, réalisateurs à raconter et enrichir la connaissance de l’aventure humaine de la mer.Ils sont décernés par des jurys réunissant des écrivains, des réalisateurs, des journalistes et des acteurs du monde culturel maritime, à des livres, BD et films documentaires édités ou diffusés durant l’année précédente.

Philippe Claudel, Clarisse Cremer, Olivier Lascar et Nicolas Van Ingen : lauréats des Mémoires de la Mer 2024 !

Les prix des Mémoires de la Mer du livre, de la BD et du film documentaire 2024 ont été décernés Samedi 1er juin à Rochefort, en Charente Maritime, dans le cadre du Festival des Mémoires de la Mer dédié cette année aux Profondeurs.

Au palmarès de cette 18ème édition :

  • Philippe Claudel, avec l’illustratice Lucille Clerc, pour “Ratures” chez Stock : prix du livre de fiction.  (mettre ici la photo de couverture)
  • Olivier Lascar pour “ Abysses, l’ultime frontière” aux Edition Alisio : prix de l’essai. (mettre ici la photo de couverture)
  • Clarisse Cremer, avec l’illustrtice Maud Benezit, pour l’album “J’y vais mais j’ai peur; Journal d’une navigatrice” aux Editions Delcourt/Encrages. (mettre ici la photo de couverture)

Nicolas Van Ingen, pour “ Razia sur l’Atlantique” produit par Gilles Dufraisse, In Focus et Gump : prix du film documentaire

Palmarès Mémoires de la Mer 2022 : prix de la BD

«Adlivun» de Vincenzo Balzano (Éditions Ankama)

Le commentaire du jury, par Alain Cabantous :

Une longue bande dessinée où se mêlent onirisme et réalité, choc des cultures et vie maritime, le tout à partir d’une histoire vraie.

1847 : la Marie-Céleste appareille de Londres vers l’Arctique à la recherche de deux bâtiments et de leurs équipages partis à la vaine découverte du passage du nord-ouest et dont on est sans nouvelles. Les navires seront retrouvés, fichés au cœur du territoire sanctuarisé des Inuits.

Comme l’indique le titre de l’album, adlivun désigne dans cette culture tous ceux qui vivent à côté ou en-dessous des vivants ; autrement dit l’esprit des défunts qui hante le monde souterrain qu’il soit terrestre ou marin.

Dès les premières pages, le lecteur est subjugué par ces personnages principaux étranges et inquiétants, par le mystère qu’ils dégagent et entretiennent, lucides aussi sur leur passé qui semble se répéter au présent : le capitaine dépressif revenu de tout, Jack, le médecin-scaphandrier hésitant et fidèle, le baleinier (un clin d’œil à Moby Dick), les deux femmes, Céleste et Mary, aux prénoms éponymes du navire, figures évanescentes qui ouvrent et ferment le récit.

Vincenzo Balzano

Le lecteur est aussi balloté par ces allers-et-retours entre la très difficile existence des navigants et le contact d’un monde inconnu, presque brutal, fait de destruction et d’incrédulité, qu’ils ont, malgré eux, découvert. La rencontre avec ces mannequins, ces masques, ces crânes d’animaux, ces anciens corps déformés et fantomatiques, marqueurs d’un territoire interdit, entretient un imaginaire surréaliste sur un fond de réel.

Se dégage enfin une perte de repères, un peu comme celle des marins, d’abord par l’absence de pagination mais surtout par la force extraordinaire du graphisme soutenu par une mise en page exceptionnelle. Elle enchaîne les gros plans sur le visage des hommes ou sur de simples objets, les perspectives larges dessinant l’univers océanique et effrayant sur de pleines pages voire sur des doubles pages. A l’inverse, l’auteur, en une séquence, entremêle avec virtuosité de courts épisodes décalés. Les aquarelles délavées, verdâtres, grises, ocres ou bleuâtres, jusqu’à faire surgir l’engourdissement mortel du froid, soutiennent magnifiquement les scènes mouvementées et les arrêts sur image.

L’ensemble confère au récit une sorte d’envoûtement tel qu’ont semblé l’éprouver les survivants dont les cauchemars les conduiront jusqu’à une vie errante, ouverte sur la mort attendue, appelée même.

Un livre puissant, épuisant, énigmatique (pourquoi cette allusion à Jack l’Eventreur in fine ?), fantastique comme le rêve, presque impénétrable comme ce culte de ces morts glacés, bref remarquable.

Alain Cabantous

Les jurys et les lauréats des Mémoires de la Mer 2022 samedi 22 octobre au Théâtre de la Coupe d’or à Rochefort

Palmarès Mémoires de la Mer 2022 : prix de la BD

USS Constitution (Tome 3) de Franck Bonnet (Éditions Glénat)

Le commentaire du jury, par Emmanuel de Fontainieu :

En remettant ce prix à Franck BONNET pour le tome III de USS Constitution, le jury des Mémoires de la Mer est heureux de récompenser, indirectement, une série BD complète (trois tomes).

  • une série historique – les faits sont réels – et maritime remarquablement documentée,
  • une série centrée sur la vie du fameux USS Constitution, navire éponyme qu’on peut encore visiter à Boston aujourd’hui. Sa construction – décidée par le « Naval Act » en 1794 – marque la naissance de la Marine américaine. Un mythe flottant…
  • une série basée sur une histoire peu connue en France : l’intervention de la Navy en Méditerranée, au tout début du XIXe siècle, pour contrer les agissements des pirates barbaresques. Le tome III de la série s’ouvre en mai 1804. L’objectif est le blocus et le bombardement de Tripoli par l’escadre du commodore Prebble.

Avec Franck BONNET, c’est un vent d’Amérique qui souffle sur la BD : on n’a pas oublié les 12 tomes (!) des Pirates de Barataria, une saga pleine d’embruns commise avec son complice Marc BOURGNE, ancrée dans la Louisiane du pirate Jean Lafitte.

Franck BONNET

Nous saluons ici l’ouvrage de la maturité : scénariste et dessinateur, Franck BONNET est désormais un auteur complet.

Au-delà de la fidélité à l’Histoire – bien expliquée – il faut souligner d’abord la place du navire dans la narration : Constitution devient un véritable personnage, passé au scanner de la soute aux câbles jusqu’aux hunes les plus escarpées, cadrées serré par le dessin ou en plan large, souvent dans des angles improbables. Le maquettiste de navires qu’est Franck BONNET révèle tout son talent dans ces magnifiques tableaux. L’équipage s’y déploie comme dans une encyclopédie de la vie à bord : on voit comment changer une vergue, servir le canon, escalader les enfléchures, virer au cabestan…

Le projet est d’ailleurs servi par un graphisme bien affûté :

  • précision du trait : BONNET est un érudit de la chose maritime. Son aptitude au dessin technique excelle dans le foisonnement d’un gréement traditionnel ou le genre du « portrait de navire »,
  • palette sombre : l’auteur a la passion du noir. Ce qui non seulement correspond bien à ce monde de pénombre qu’est le navire de guerre, mais permet surtout de découper dans la page des halos de lumière : visages éclairés à la chandelle, explosion de brûlot dans la nuit ou même silhouettes dénudées dans l’ombre,
  • mise en scène des corps : il y a une forte charge érotique dans cet album. Ombrage des muscles et postures des corps, la nudité est révélée, organisée, fantasmée même, dans les entreponts, les auberges de ports, les lupanars…

Enfin l’intrigue tire sa force de quelques mécanismes habilement actionnés :

  • Le jeu sur le genre : introduire une femme (travestie en homme) dans l’univers de brutes d’un vaisseau de ligne ne constitue pas vraiment une nouveauté. François BOURGEON avait brillamment ouvert la voie dans ses Passagers du vent. Mais le procédé se révèle une fois de plus diablement efficace dans le huis clos du navire. Il fabrique du danger (on a peur pour elle), du suspense (sera-t-elle démasquée ?), de la perturbation (menace, chantage, protection, etc).
  • La vengeance familiale tient lieu de ressort ultime en fond de récit. Elle produit un personnage négatif particulièrement ignoble (donc très réussi !) en la personne de l’oncle, érotomane et sans scrupule.

Bref, on est pris…

… et on apprend.

Emmanuel de Fontainieu
Directeur du Centre International de la Mer
La Corderie Royale – Rochefort

Les jurys et les lauréats des Mémoires de la Mer 2022 samedi 22 octobre au Théâtre de la Coupe d’or à Rochefort

Palmarès Mémoires de la Mer 2022 : prix du film

«Océans 3, la voix des invisibles – Éoliennes, une drôle de guerre» de Mathilde Jounot (Portfolio Productions, France, 2021)

Le commentaire de Marie-Dominique Montel, au nom du jury :

Pourquoi ce film est-il le lauréat 2022 des Mémoires de la mer ? Parce que le jury, composé de personnes formidables, a voté et que le film de Mathilde Jounot a gagné ! On pourrait penser que c’est parce que le débat sur l’implantation des éoliennes en mer est aussi un sujet particulièrement sensible ici, en ce moment… On n’aurait pas tort, mais tous les membres du jury ne sont pas charentais.

La vérité c’est que c’est un excellent film, bien filmé, bien monté, bien construit. La musique et le commentaire sont mis au service d’une histoire qui en devient passionnante. Car ce n’était pas gagné d’avance.

Les jurys et les lauréats des Mémoires de la Mer 2022 samedi 22 octobre au Théâtre de la Coupe d’or à Rochefort

C’est vrai que les pécheurs et les éoliennes (comme les forages off-shore) recherchent exactement les mêmes endroits peu profonds. Les hauts fonds. Mais en termes cinématographiques, ce n’est pas une histoire qui paraissait fascinante au départ: le débat entre pécheurs, industriels et financiers… Plusieurs lieux différents, Saint Brieuc et le Tréport, avec en prime Bruxelles et ses technocrates; peu de scènes d’amour et encore moins de cascades. Bref, un film intelligent !

Et c’est bien ce que l’on voit à l’écran : un problème actuel traité sur la durée (des mois et des mois), et avec les acteurs : pêcheurs de la baie de Saint-Brieuc et du Tréport, défenseurs des énergies vertes, industriels de l’éolien, scientifiques. On entend tous leurs points de vue, on suit leurs échanges ou… leurs dialogues de sourds. Et (c’est là où c’est extraordinaire !) la mayonnaise prend. On est dans un film à suspense. On se demande comment se prennent en fin de compte les décisions? On ne lâche plus l’intrigue et ses rebondissements.

Le film était un défi difficile, il est relevé avec maestria et avec quelque chose d’essentiel, l’intensité narrative!

Qui est Mathilde Jounot ?

Mathilde Jounot

Regardez-la bien et retenez bien son nom, ses deux films précédents ont déjà connu un grand succès et collectionné les récompenses internationales. C’est une Malouine, fille, petite-fille de marins, mais aussi une juriste et une journaliste qui a mené un gros travail d’enquête, considérant que le citoyen doit avoir les éléments pour se construire une idée plus précise des intérêts en jeu. Comme nous allons lui donner la parole, je ne la cite pas trop longuement mais elle dit : « On retrouve la politique au sens noble du terme. »

Moi je vous dit aussi: son film se regarde comme un roman ET c’est une archive formidable ! C’est le boulot ou la vocation (vous choisissez le mot qui vous convient) des Mémoires de la mer de sauvegarder de tels moments de l’histoire de la mer.

Palmarès Mémoires de la Mer 2022 : prix du livre

« Ultramarins » de Mariette Navarro (Quidam Editeur)

Mariette Navarro © Philippe Malone

« Ils n’auront pas dessiné un filet bien large au milieu de l’océan.
Ils n’auront pas nagé plus de trente-cinq minutes. 
Ils n’auront pas été autre chose que des créatures terrestres qui paniquent dans le bleu.
Ils auront vu leur vie résumée dans une vague, espéré le rivage et le réveil. »

« Ils savent que quelque chose leur a échappé. Pendant presque une heure ils ont perdu le fil de tout. Un peu de houle s’est jouée d’eux. Entre l’océan et eux quelque chose s’est produit dont ils ne parleront jamais, ou bien il faudra beaucoup boire, ou bien il faudra beaucoup de nuits blanches. »

« Ils ont quitté les sons de la terre et de la surface, ils découvrent la musique de leur propre sang, tambour jusqu’à la liesse, percussion jusqu’à la transe. Son noir des apnées, symphonie des apesanteurs ».

« En une seconde ils sont sous l’eau, les cheveux méduses, enfin livrés à autre choses qu’aux embruns, ondulent, libèrent de leur pression les crânes, ne pèsent plus rien.

Ultramarins (Mariette Navarro)

Le commentaire de Dominique Cara-Brighigni au nom du jury :

Les jurys et les lauréats des Mémoires de la Mer 2022 samedi 22 octobre au Théâtre de la Coupe d’or à Rochefort

Votre livre commence avec un citation de Platon :

« Il y a 3 sortes d’hommes, les vivants, les morts et les marins ».

Ce soir les marins nous accompagnent.

Un navire chargé de marchandises quitte Saint-Nazaire pour les Antilles. Il est commandé par une femme, à la tête d’un équipage de vingt hommes. Théoriquement du moins.

Un marin lance l’idée d’une baignade en plein océan; à la surprise générale, la commandante accepte, elle d’ordinaire si soucieuse des protocoles.

Les marins profitent de ce moment suspendu, la commandante, restée seule à bord, se demande, elle si rigoureuse et professionnelle pourquoi elle a lâché ce oui :Une parenthèse de liberté dans un monde de règles et d’habitudes ?

La parenthèse récréative refermée, les hommes remontent à bord : ils sont désormais vingt et un. Les anomalies s’enchaînent alors, le bateau ralentit inexplicablement son allure et une brume impénétrable envahit la zone……

La commande est prise par le vertige, elle qui doit constamment faire ses preuves dans un univers masculin…Elle qui les dirige d’une main de fer.

Elle sait qu’elle appartient à la mer, qu’après chaque escale, il lui tarde de repartir, face à l’immensité. Jamais il n’a été question de vie terrestre.

« Elle, elle appartient à la mer. Bien avant d’avoir navigué, dans les années terrestres de maison chaude et de fratrie, de giron maternel et de chemin vers l’école, dans les années, même, de ville éloignée de tout port, d’études et de livres lus, elle ne marchait pas sur le même sol que les autres ».

Ultramarins raconte aussi cette traversée intérieure.

C’est un livre dans lequel on se laisse complètement embarquer, c’est aussi un très beau portrait de femme, au milieu d’un monde de marins unis dans la camaraderie, c’est un hommage au père lui aussi commandant de bord.

C’est un premier roman empreint de poésie, un roman de la mer et des hommes, de la mer et d’une femme, qui entraîne son lecteur dans une dérive maritime avec l’océan et le brouillard qui nous enveloppe.

Un roman étonnant, fascinant, envoûtant, magnifique.

Chère Mariette pour vous ce poème du grand poète italien Giuseppe Ungaretti :

M’illummo d’immenso

Dernière chose, le livre a eu plusieurs prix dont le dernier en date le Prix Leopold Senghor du premier roman 2022, on est à presque 25000 exemplaires vendus, après sept réimpressions, et le livre est un objet superbe.

Prix du film des Mémoires de la Mer 2021: « La tribu des dieux « 

Réalisé par Loïc Jourdain
Écrit par Mirjam Strugalla et Loïc Jourdain

Le commentaire de Frédéric Brunnquell

L’île de Tory au nord-ouest de la République d’Irlande, au large de la côte du Donegal, est forte comme un rocher au cœur de l’océan. Les rares touristes qui y débarquent parfois, après une traversée chahutée à bord du vieux ferry, sont accueillis par le Roi de l’île qui les remercie d’avoir bravé les flots. 

Ce souverain, désigné par les habitants, est arrivé à Tory il y a bien longtemps. Loïc Jourdain, le réalisateur de la Tribu des dieux, a suivi le choix des insulaires et a fait de Patsy Dan Rodgers le personnage principal de son documentaire. Nous, devant l’écran, sommes saisis par la justesse des cadres qui révèlent la richesse d’une culture vivante et le souci des habitants de la transmettre aux plus jeunes.

 Tous sur l’île parlent Gaélique, la langue de l’ouest irlandais. Sur un panneau ils ont écrit :  « Un pays sans sa langue est un pays sans âme ». Rapidement le film nous fait comprendre que pour garder leur communauté vivante, pour survivre sur cette île, oubliée de Dublin, et encore plus de Bruxelles, les habitants de l’île mènent d’incessants combats. Aux règlements qui les contraignent, ils opposent l’union indéfectible de leur groupe. Et nous applaudissons à leur détermination. Mais à un moment crucial du film, cette petite communauté de 150 habitants se révèle fragile. Tory le roc serait-il fait de glaise ? 

Quand l’Etat Irlandais décide de remplacer le vieux ferry par un navire inadapté, le consensus insulaire, s’effrite et menace toute la communauté. Avec ce film magnifique, tissé comme un conte lointain, Loïc Jourdain nous invite à réfléchir à l’existence de ces communautés insulaires situées aux confins de l’Europe. Et sans détour, montre qu’il est de notre devoir que ces insulaires puissent vivre, décider et travailler chez eux.

Prix de la BD des Mémoires de la Mer 2021 : « Les Naufragés de la Méduse » de Jean-Sébastien Bordas et Jean-Christophe Deveney

Bordas/Deveney – Les naufragés de la Méduse – Casterman

Le commentaire de Gilbert Buti 

Les organisateurs des Mémoires de la mer (Rochefort, octobre 2021) ont glissé involontairement un indice concernant l’album primé dans la programmation des rencontres, un indice placé au cœur même de la présentation du programme, à savoir une magnifique reproduction de…Méduse !

Car c’est en effet l’ouvrage dédié aux Naufragés de la Méduse qui est le lauréat de l’édition 2021 des Mémoires de la mer. Les auteurs sont Jean-Sébastien Bordas (dessinateur et coloriste) et Jean-Christophe Deveney (pour le scénario avec également Jean-Sébastien Bordas).

Le radeau de la Méduse…Le naufrage de la Méduse…même en resserrant les termes sur « Les naufragés de la Méduse », la première réaction de plusieurs membres du jury a été : « Encore !! Mais on sait tout sur la question ! » Un moteur de recherche indique entre 250 000 occurrences et près de quinze pages pour « Le radeau de la Méduse », à plus de 80 000 pour les « Naufragés ». Quel manque d’imagination ! Était-il nécessaire de revenir sur un sujet si rebattu ?

Eh bien, oui ! Vous avez bien fait de remettre le sujet sur le métier en surmontant, peut-être, de semblables remarques décourageantes. Car chacun connaît l’histoire de la Méduse (juillet 1816), entre les insuffisances et la suffisance de son capitaine (Chaumareys), la sombre épopée du radeau et le tableau qui s’en suivit deux ans après le drame (1818-1819). Pourtant l’album, fort de 175 pages et édité par les éditions Casterman, est original à plus d’un titre.

Signalons d’abord, ‑ ce à quoi n’ont pas été insensibles les historiens ‑ que vous avez pris appui sur une solide documentation, sur un ensemble de sources connues mais questionnées avec rigueur, en y apportant quelques touches personnelles, sans encombrer pour autant le récit et en faire un plaidoyer.

L’originalité majeure de ce récit, de ce double récit plus exactement, est d’avoir associé la tragique aventure maritime avec une partie de la vie de Théodore Géricault. Vous avez noué avec finesse les liens entre les deux versants de ce drame, entre fortune de mer et reconquête politique. En reprenant et en adaptant les mots de Michelet placés en exergue nous pouvons dire que : « C’est la France elle-même, c’est la société tout entière que vous embarquez sur ce radeau de la Méduse. » L’objectif a été atteint.

Le contexte politique, à terre comme à bord de la frégate, est brossé avec soin. On saisit, parfois avec rudesse, la volonté de revanche des monarchistes (comme le gouverneur embarqué Schmaltz et l’oncle de Géricault) et les espérances des républicains.

Les allers-retours entre l’atelier de l’artiste, à Paris, et l’océan lointain jusqu’aux rives du Sénégal, ponctués de personnages connus (Horace Vernet, Eugène Delacroix…) et de survivants de la tragédie (Alexandre Corréard et Jean-Baptiste Savigny, médecin tourmenté) se suivent aisément.

Car les transitions sont habiles : on perçoit la maîtrise de la technique des auteurs qui n’en sont pas à leur coup d’essai. Les différences de coloris, du bleu au noir, en passant par l’ocre traité en mode aquarelle, facilitent ces changements de registres.

Les pages ne sont pas surchargées de texte, certaines en sont totalement dépourvues, ainsi les trois dernières planches, comme pour laisser parler les éléments déchaînés ou pour inviter à la réflexion. Malgré les apparences ce n’est pas simple à réaliser et cela demande une très bonne entente, une bonne coordination entre le dessinateur et le scénariste (je sais ce qu’il en est, ayant été scénariste de cinq albums…).

On trouve une semblable maîtrise dans la variété des points d’observation pour suivre les scènes : « vue de dessus », avec drone, pour observer le pont du navire, pour scruter le radeau ou suivre la séparation du convoi avec le radeau…

Les cas de conscience ne sont pas escamotés. On pense à la question du cannibalisme sur le radeau et à la liaison amoureuse entre Géricault et sa jeune tante par alliance.

Naufragé de sa vie, Géricault est tourmenté, moins par la mort, que par les cadavres qui lui servent de modèle. En retraçant cet épisode douloureux l’artiste entend faire partager la vérité des faits en croisant les regards, maintenir la mémoire de la tragédie maritime (donc humaine), pointer la lâcheté de certains hommes et leur possible férocité : le parallèle entre la bagarre sur le radeau et le combat de chiens n’est pas simple raccourci. Il s’agit peut-être aussi de restaurer l’honneur perdu de la marine.

Une seule réserve formulée par certains lecteurs tient à la ressemblance de quelques personnages, notamment en début d’album, qui conduit parfois à des confusions. Mais on dépasse rapidement cela, emporté par le récit, par l’intrigue, certes largement connue, mais traitée de manière originale. Aussi, ce travail méritait d’être primé.

Le jury a été sensible, mais n’a pas été influencé, par le « micro-dossier » qui ferme le volume en présentant la maquette, grandeur nature, du radeau de la Méduse, de « la terrible machine » placée dans la cour du musée de la Marine de…Rochefort. Une construction « hallucinante » qui témoigne de la terrible épreuve…

Prix du livre des Mémoires de la Mer 2021 : « Le dictionnaire amoureux des Îles » d’Hervé Hamon

Hervé Hamon – Dictionnaire amoureux des îles – Plon

Le commentaire d’Alain Cabantous

Voici un livre qui obéit à la loi du genre, loi contraignante qui impose un choix subjectif pour ces cent îles (dont la fluviale île Seguin) plus une (Utopia) et dont le classement alphabétique conduit à une sorte de sauts de puce géographiques à suivre quand même à l’aide d’une carte. Pourtant grâce à cette nomenclature, H. Hamon nous livre aussi des fragments biographiques (mais où n’est-il allé ?) et affirme sa volonté de ne pas « faire le touriste » pour découvrir les îles d’abord à l’aune de leur histoire comme à celles des rencontres imprévues qu’elles suscitent.

Comme il le souligne dans l’introduction, chaque île, grande ou petite, existe pour elle-même tout en possédant des points communs avec toutes les autres. Ces terres entourées d’eau, sont toujours plus importantes que leur superficie puisqu’elles favorisent et développent à l’entour des domaines maritimes (économiques ou militaires), qu’elles sécrètent des histoires à nulle autre pareille et que ces montagnes émergées recèlent une dimension verticale qui « permet de penser la mer par en-dessous ».

A travers tout cet ensemble, on peut regrouper les « îles hamoniennes » en plusieurs catégories. D’abord celles qu’il fréquente très régulièrement (Ouessant, Sein, Chausey), ensuite celles où il a séjourné une ou plusieurs fois (Alcatraz, Giudecca, les îles du rivage norvégien) ; celles dont il ne connaît que le dramatique destin (Chagos, Tromelin, Pitcairn) ; celles qui servent de prétexte pour évoquer un personnage qui y est attaché : Chiloé pour Francisco Coloane, Fårö pour I. Bergman, Jersey pour Gerald Durrell, les Marquises pour Gauguin ou Melville, etc. ; celles enfin, peu nombreuses, que l’auteur, en amoureux transi,  évite soigneusement (Ré ou Saint-Barth).

L’intérêt majeur de ce livre réside dans le fait que les figures insulaires permettent de les tenir pour le reflet mais aussi pour le réel parfois exacerbé de nos problèmes contemporains.

 Il y a celles qui risquent de disparaître en raison du réchauffement climatique (Kiribati) ; celles qui profitent avec cupidité et arrogance des interstices financiers (Malte, îles anglo-normandes) ; celles qui sont devenues le tragique et perpétuel lieu d’échouage des migrants (Lesbos, Lampedusa) ; celles qui restent des points stratégiques majeurs ; celles qui meurent d’épuisement (Nauru), de misère (Nosy Be) ou de pollution (Henderson); celles qui exploitent sans vergogne les ressources halieutiques sous la pression de complicités européennes et où l’on apprend, par exemple, qu’à Chiloé, les « vertueux » Norvégiens ne le sont pas tant que cela.

Ainsi les îles sont aujourd’hui l’écho de la planète et de ses problèmes humains ou écologiques même si certaines continuent à se présenter ou à être présentées comme des territoires paradisiaques (Palaos).

Le livre foisonnant, très informé, recèle de vrais bonheurs d’écriture (Îles du Salut, de la Madeleine, Guernesey) en dépit de quelques digressions. On reste cependant séduit par tant d’érudition et de culture d’un vrai navigateur qui souligne à l’envi toute la gamme des possibles que lui ont ouvert ces territoires : entre les îles prison (Manus), les îles mouroir (Chagos) et les insularités idylliques offertes parfois à une quête solitaire. Sans compter, Hervé Hamon nous communique ici sa passion amoureuse à travers le miroir de ces heureuses déclinaisons